Quand elle était plus jeune, Aylin - qui était fille unique - se voyait mère de deux enfants. Finalement, à 51 ans, cette professeure d'anglais n'a eu qu'une fille, aujourd'hui âgée de sept ans.
"Absorbée par mes études et ma carrière, je me suis mariée assez tard et j'ai donc eu ma fille assez tard. Ma priorité a été de m'en occuper le mieux possible. Je n'ai donc même pas envisagé avoir un deuxième enfant. Mais si je m'étais mariée plus jeune, j'aurais certainement souhaité un deuxième enfant", témoigne-t-elle dans Tout un monde.
Moins d'enfants par famille
La Turquie est le pays d'Europe dans lequel la natalité a le plus chuté ces vingt dernières années.
Dans les années 1970, les parents d'Aylin, avec leur fille unique, étaient une exception. Les couples de l'époque élevaient en moyenne quatre enfants chacun.
Mais en 2024, la famille avec un enfant unique est en train de devenir une banalité, si ce n'est presque la norme. L'indice de fécondité (le nombre moyen d'enfants par femme) est aujourd'hui de 1,5, contre 2,4 en 2001.
Plus tôt que prévu
Ces cinq dernières années, la tendance s'est accélérée, en dépit des appels du gouvernement turc à fonder des familles nombreuses.
Mais ce n'est pas tout. Les démographes ont aussi été pris de court, reconnaît Sutay Yavuz, professeur à l'Université des sciences sociales d'Ankara: "Nous nous attendions à une baisse de la fécondité. Mais la situation dans laquelle la Turquie se trouve actuellement est arrivée beaucoup plus tôt que nous ne l'avions prévu. Nous attendions l'indice de fécondité actuel pour les années 2040. Cela a été une grande surprise."
Nouveaux modes de vie
Comment la Turquie en est-elle arrivée là? Les facteurs de long terme sont assez classiques: l'urbanisation, les nouveaux modes de vie, la hausse du niveau d'études des femmes, donc l'âge de plus en plus tardif de la première grossesse (27 ans actuellement).
Il vaut mieux n'avoir qu'un enfant pour lui offrir les meilleures opportunités possibles dans les conditions actuelles
La Turquie n'est pas différente des autres pays développés qui enregistrent une baisse de l'indice de fécondité. Mais pour comprendre l'accélération des dernières années, il faut chercher du côté de facteurs conjoncturels, davantage propres à la Turquie.
Le pays est touché par une crise économique marquée par une inflation à deux chiffres depuis 2017, qui dépassait encore les 60% sur un an en juillet.
Attente d'une embellie économique
"La Turquie est entrée dans un climat inflationniste à cause des politiques économiques des huit dernières années", relève Sutay Yavuz. "Comme cette situation se poursuit et que les gens n'ont pas d'espoir qu'elle s'améliore de sitôt, les moins de 30 ans attendent davantage pour faire un enfant", explique le démographe.
Avec le recul, Aylin, elle, ne regrette pas de ne pas avoir eu d'autres enfants: "Cela m'arrive d'y penser, quand ma fille me dit qu'elle aimerait un frère ou une sœur. Mais quand je pense à moi, j'en arrive à la même conclusion que beaucoup d'amies dans le même cas: il vaut mieux n'avoir qu'un enfant pour lui offrir les meilleures opportunités possibles dans les conditions actuelles", déclare-t-elle.
Le gouvernement fait chou blanc
Pour le président Recep Tayyip Erdogan, qui appelle les Turcs et les Turques à faire au moins trois enfants depuis plus de 15 ans, c'est un échec sur toute la ligne.
Certes, le pouvoir a mis en place des politiques natalistes, en particulier depuis 2015. Mais ces mesures - qui se résument pour l'essentiel à des congés supplémentaires et à des aménagements du temps de travail - visent surtout les femmes actives, dans un pays où seul un tiers des femmes travaillent légalement.
"Le vivier de femmes qui pourraient faire remonter l'indice de fécondité, ce sont les femmes qui ne travaillent pas", pointe Sutay Yavuz. "Or, le gouvernement n'a développé aucune politique à leur égard pour les encourager à avoir davantage d'enfants et les soutenir en ce sens. Jusqu'ici, les politiques se sont focalisées sur les femmes actives. Par ailleurs, les hommes ont totalement été oubliés. Rien n'a été fait pour encourager et soutenir la paternité", relève-t-il.
Une équation à plusieurs inconnues
Sutay Yavuz estime que la Turquie dispose d'une dizaine d'années tout au plus pour tenter d'inverser la tendance, à condition de mettre en place les politiques adéquates.
Et dans le cas où de telles politiques ne seraient pas instaurées? Le chercheur envisage deux éventualités: "Si les conditions économiques s'améliorent rapidement, ceux qui hésitent actuellement à faire un enfant se décideront peut-être à devenir parents et ceux qui n'ont qu'un enfant seront encouragés à en faire un deuxième. Mais si la situation économique actuelle se prolonge, cette fécondité basse risque de se figer et d'être répétée par les générations suivantes. Autrement dit, de devenir une norme sociale", présage-t-il.
Autre inconnue de l'équation, le poids de l'immigration. Plus de trois millions de Syriens sont aujourd'hui réfugiés en Turquie, dont une bonne moitié d'enfants. La grande majorité d'entre eux n'ont aucune intention de rentrer en Syrie. Leur intégration durable dans la société turque et la naturalisation d'une partie d'entre eux pourrait permettre à la Turquie de redresser son indice de fécondité déclinant. Mais le sujet est tellement polémique et la présence des Syriens tellement impopulaire qu'une telle éventualité n'a jamais été évoquée publiquement.
Sujet radio: Anne Andlauer
Adaptation web: ami