Logements, médias, démocratie: reportages dans un pays polarisé aux fondements parfois ébranlés
Aux Etats-Unis, l'élection présidentielle du 5 novembre, qui opposera Donald Trump à Kamala Harris, s'inscrit dans un contexte particulier. De l'assaut du Capitole à la crise du logement, de la pandémie à la montée des discours anti-immigration, différentes crises ont secoué le pays depuis quatre ans, fissurant au passage certains de ses fondements les plus emblématiques.
Dans ce contexte, les différentes émissions de l'actualité radio de la RTS vous proposent un tour d'horizon de cinq grands enjeux dans une série de reportages intitulée "Les piliers de l'Amérique".
Reportages radio: Julie Rausis, Virginie Gerhard et Jordan Davis
Adaptation web: Pierrik Jordan
Logement
Le "rêve américain" de la propriété, un pilier qui se lézarde
Le mythe de la réussite et de l'accès à l'American way of life est largement symbolisé par l'accès à la propriété d'une maison individuelle en banlieue urbaine. Ou du moins à la propriété de son logement. Mais ce rêve a plus que jamais du plomb dans l'aile, en particulier en Arizona.
Dans cet Etat du sud-ouest qui avait la réputation d’être abordable, la crise du logement fait rage. La croissance démographique la plus importante du pays, la pénurie de logements et l'inflation ont fait doubler les loyers en 10 ans.
Dans le comté de Maricopa, en banlieue de Phoenix, Lennie McCloskey passe ainsi ses journées depuis 20 ans à faire du porte-à-porte pour expulser des locataires en défaut de paiement. "Je leur laisse 5 à 10 minutes. S'ils ont des enfants, 10 minutes. Mais je ne laisse pas traîner l'affaire une demi-heure", explique ce policier de 68 ans.
"Je n'ai que neuf ordres d’expulsion ce matin", témoigne-t-il au micro de la RTS. "D'habitude c'est plutôt 20, 25… Parfois j’en ai jusqu’à 60 par jour." Un chiffre qui a explosé depuis la pandémie et n'a jamais ralenti depuis.
Les gens doivent choisir ce qu'ils vont payer, parce qu'ils ne gagnent pas assez pour le loyer, l'électricité, la nourriture, l'essence... Je vois souvent ce genre de situations chez des seniors qui doivent encore travailler pour essayer de subvenir à leurs besoins
Les familles, en particulier les femmes seules, sont aussi particulièrement touchées. "Avec ma fille, nous n'avons pas deux chambres à coucher, alors son lit est dans le salon", témoigne April depuis sa maisonnette subventionnée sise dans une autre banlieue de Phoenix. Son loyer est fixé à 30% de son revenu mensuel. "Honnêtement, c'est le seul moyen pour nous de ne pas être sans-abri."
Désormais, l'évocation du "rêve américain" donne envie de pleurer à cette mère passée par un foyer pour victimes de violences domestiques. "Je ne vois pas comment ça pourrait se produire (...) Je ne vois pas comment je pourrais un jour sortir du cycle de la pauvreté", soupire-t-elle.
De nombreuses associations luttent contre cette crise aux Etats-Unis et proposent des solutions politiques: investir davantage, repenser l'urbanisation vers moins de maisons individuelles et davantage de densification, ou encore utiliser des locaux commerciaux inoccupés.
Le résultat de la présidentielle pourrait jouer un rôle important dans leur potentielle mise en œuvre: Kamala Harris veut "stimuler la construction" et promet 25'000 dollars d’aide à l'achat d’une première maison tandis que Donald Trump promet de "ressusciter le rêve américain", sans donner de détails.
Médias
Une presse locale plus fragile et un droit à l'information menacé
Quelque 130 rédactions ont fermé leurs portes aux Etats-Unis en 2023, pour un total d'environ 3000 emplois perdus. En 20 ans, un quart des journaux américains ont fermé, si bien que désormais, plus d'une personne sur cinq vit dans une région sans médias locaux. Et la défiance envers la presse ne cesse de s'accentuer à mesure que celle-ci devient elle-même de plus en plus polarisée. Ainsi, à l'approche de la présidentielle, plusieurs initiatives voient le jour pour inverser la tendance.
À Akron, dans l'Ohio, le journal Signal tient ses séances de rédaction dans un café du centre-ville une fois par semaine, au plus proche de la communauté. Ce média en ligne d'à peine un an est financé par l'American News Project, qui œuvre à faire revivre les médias locaux à travers le pays.
"L'objectif, c'est de se montrer", explique sa rédactrice en chef Susan Zake. "Nous sommes une rédaction indépendante à but non lucratif. Pour l'instant, nous sommes financés en grande partie par la philanthropie, mais nous nous efforçons de diversifier nos sources de revenus pour assurer notre viabilité à long terme", détaille-t-elle.
Nous avons trop couvert la politique au lieu de se concentrer sur les personnes affectées par la politique. Je pense que c'est de là que vient la méfiance
Les Américaines et les Américains ont largement perdu confiance dans leurs médias. C'est particulièrement vrai pour l'électorat de Donald Trump, lequel a accusé les journalistes d'être des "ennemis du peuple et de la démocratie". Et dans ce contexte, les grands médias nationaux, de Fox News à MSNBC, sont de plus en plus polarisés.
Mais, selon Susan Zake, les journalistes eux-mêmes ont aussi leur part de responsabilité: "Nous avons trop couvert la politique au lieu de se concentrer sur les personnes affectées par la politique. Je pense que c'est de là que vient la méfiance: les gens ne se sont pas vus dans notre couverture médiatique, ils ont juste vu les personnes au sommet."
Pour Andrea Loren, professeur de journalisme à l'Université du Kent, la solution passe, entre autres, par un système riche à tous les étages, et donc un tissu médiatique local solide et performant qui favorise aussi la participation politique.
Démocratie
Un système électoral remis en cause depuis quatre ans
Depuis quatre ans et les premières accusations sans fondement de fraude électorale de la part de Donald Trump après sa défaite à l'élection présidentielle, les bureaux de vote et les équipes de dépouillement sont devenus la cible d'intimidations et de menaces.
Dans les sous-sols du palais de justice du comté de Douglas, près d'Atlanta (Géorgie), les locaux du service des élections, protégés par des vitres opaques et des portes verrouillées avec un code, ont des allures de bunker. "Et il faudrait aller encore plus loin!", déplore Milton Kidd, responsable du service. "J'aimerais avoir un parking sécurisé pour le personnel. Des individus sont venus prendre des photos de leurs plaques d’immatriculation. C'est ça l’ambiance depuis 2020."
Ne vous y trompez pas: c'est la démocratie qui est attaquée en ce moment
Dans le comté Spalding, un peu plus au sud, le conseil électoral est dominé par des républicains, adeptes de théories complotistes et plus réticents à parler à la presse. En charge de certifier le résultat des urnes dans ce comté en novembre, Roy McClain n'en démord pas: "Je n'ai rien vu dans l'élection de 2020 qui me donne confiance que le résultat était correct!"
Quant aux menaces contre les fonctionnaires, il dit n'en avoir jamais vues: "Si on me dit que la fraude électorale est tellement minime qu'elle n'existe pas, alors je réponds que les menaces sur les fonctionnaires sont si infimes qu'elles n'existent pas."
Pourtant, dans une récente enquête, plus d'un fonctionnaire électoral sur trois affirmait avoir été harcelé ou menacé. En 2020, la Géorgie avait été au cœur des accusations de Donald Trump. Son avocat a jeté en pâture les noms et les photos de deux employées du service des élections à Atlanta, qui avaient dû se cacher. Elles viennent de gagner un procès en diffamation.
Dans son ordinateur, Milton Kidd conserve quant à lui quatre années de messages racistes, d'insultes et de menaces. "On ne se rend pas compte des conséquences quand on répète constamment ce genre de propos. Il suffit qu'un seul individu se dise que ce serait un acte héroïque de s'en prendre à moi ou à mes employés." Par précaution, il change de chemin chaque jour pour se rendre à son travail, qu'il vit comme un devoir civique: "Je considère que c'est quand même un privilège de faire ce boulot. Si quelqu'un doit se sacrifier pour les processus démocratiques, autant que ce soit moi. Ce n'est pas ce que je souhaite, mais j’y suis prêt."
Immigration
Les Etats-Unis, terre d'accueil… et d'angoisse pour les Dreamers
L'immigration est un thème brûlant de la campagne électorale, mais sa principale vitrine à la frontière mexicaine cache une face moins connue, celle des "Dreamers", les enfants d'immigrés illégaux arrivés au début des années 2000. Intégrés mais sans papiers, souvent hautement qualifiés, ils et elles constituent une masse silencieuse d'environ trois millions de personnes qui vivent dans l'incertitude.
Certains bénéficient du programme "DACA" mis en place en 2012 par Barack Obama et vivent légalement aux Etats-Unis. Mais ce statut de protection est précaire: il doit être renouvelé tous les deux ans, coûte 500 dollars et il a été souvent remis en cause, notamment sous la présidence Trump.
"Nous ne savons pas à quoi nos vies ressembleront dans les prochains mois, ou années, en cas d’administration Trump. Et pour moi, c’est une grande source d'anxiété d’être séparée de ma famille", confie ainsi Karen, 26 ans, arrivée du Mexique à l'âge de six mois. Un sentiment d'injustice habite aussi cette jeune femme qui a vécu toute sa vie à Phoenix: "L'Arizona, c'est chez moi", dit-elle. "Nous avons toujours payé nos impôts et nous continuons de le faire."
Kamala Harris affirme être pro-Dreamer, mais maintient une position très dure sur la frontière et ne dit pas comment elle compte nous offrir une voie vers la citoyenneté
Directrice de l'organisation Aliento, Reyna Montoya cherche à obtenir le soutien, entre autres, des milieux économiques: "Beaucoup de chefs d'entreprises le disent: nous avons besoin de plus de travailleurs et nous avons ces personnes qualifiées, bilingues... Mais le gouvernement n'arrive pas à prendre les mesures pour apporter davantage de certitudes."
Et à quelques semaines de l'élection, l'incertitude grandit tandis que la campagne de Donald Trump attise le racisme et l'hostilité envers l'immigration. "Les expulsions massives, ça concerne les gens comme moi, comme ma famille. Donc ça devient très effrayant", confirme Reyna Montoya. "Et de l'autre côté, vous avez Kamala Harris qui affirme être pro-Dreamer, mais qui maintient une position très dure sur la frontière et qui ne dit pas comment elle compte nous offrir une voie vers la citoyenneté."
Dans le camp républicain, on tempère en affirmant que Donald Trump, s'il est élu, ne s'en prendra pas en priorité aux jeunes bénéficiaires du DACA. Mais le programme lui-même est critiqué: "Je suis pour y mettre fin et trouver une autre solution pour eux", explique une responsable au siège du parti à Phoenix. "Je pense qu'il faut leur donner toutes les chances de devenir citoyens, mais ils doivent suivre le même chemin vers la citoyenneté que tous ceux qui viennent d’un pays étranger."
Droits reproductifs
Le droit à l'avortement, un acquis désormais remis en cause
Alors que beaucoup considéraient ce droit comme acquis, l'accès à l'avortement est devenu l'un des thèmes centraux de la campagne présidentielle américaine, dans la foulée de l'abrogation de sa garantie constitutionnelle en juin 2022. Dans le Michigan, il est désormais garanti par la Constitution, après un vote populaire fin 2022. Une autre loi impose toutefois aux mineures de présenter un accord parental.
Pourtant, devant le Scotsdale Women's Center de Detroit, un centre qui pratique l'IVG, l'ambiance est souvent tendue et la sécurité renforcée. Des manifestants pro-life sont régulièrement postés devant l'établissement et des agents sont chargés d'escorter les patientes. Selon sa directrice Shelly Miller, rien n'a changé depuis deux ans. Pire: la pression a augmenté sur les cliniques en raison des interdictions dans les Etats conservateurs. Ainsi, sur les 30'000 avortements pratiqués dans le Michigan en 2023, près de 10% des patientes venaient d'autres Etats.
Shelly Miller évoque une patiente venue de l'Iowa, à plus de 600 km de Detroit: "Quand elle est arrivée ici, elle était plus enceinte qu'elle ne le pensait, alors ça a été le branle-bas de combat pour appeler un collègue d'une autre clinique et lui demander s'il pouvait s'en occuper aussi vite que possible. (...) Ça peut être dramatique quand ça se passe comme ça!"
Autre écueil: l'ouverture en début d'année de la clinique "Le cœur du Christ", un "centre de grossesse en détresse" géré par l'une des plus anciennes paroisses catholiques du pays et qui se vend comme une clinique d'IVG alors qu'elle milite en réalité contre l'avortement. De manière détournée, tout y est fait pour que les femmes poursuivent leur grossesse. Selon une enquête du Times, il existe quelque 2500 structures comme celle-ci dans le pays, soit trois fois plus que celles pratiquant vraiment l'IVG.
Beaucoup de gens aiment dire que les pro-life ne sont que de vieux hommes blancs, et beaucoup ne se rendent pas compte du nombre de femmes dans le mouvement
En outre, l'organisation Student for life of America est aussi active pour délivrer son message dans les écoles. "Nous avons des conversations sur les campus avec des pro-choix et nous essayons de les faire changer d'avis sur l'avortement en dialoguant respectueusement", explique sa coordinatrice Morgan Reece. À 22 ans, elle est l'une des stars de la lutte anti-avortement: les médias conservateurs se l'arrachent et la chaîne ABC lui a même consacré un documentaire.
Pour novembre, son vote est décidé. "Il est frustrant de voir que Trump ne fait pas de déclaration claire. On a l'impression qu'il est tantôt avec nous, tantôt contre nous. Mais il est nettement plus pro-vie que Kamala Harris et Waltz", observe-t-elle.
Shelly Miller, quant à elle, soutient la campagne de Kamala Harris et espère une loi fédérale pour protéger l'IVG. "Beaucoup de gens pensent que cela n'arrivera pas, parce qu'ils n'ont jamais présenté un tel projet auparavant. Mais, quand on y pense, il n'a jamais été vraiment nécessaire jusqu'à ces deux dernières années."
Dans l'intervalle, une petite dizaine d'Etats trancheront lors de référendums locaux qui auront lieu en même temps que la présidentielle de novembre.