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Loin d'être un accident de l'histoire, le nazisme émerge "d'un bain de culture en Europe"

L'historien français Johann Chapoutot, professeur à la Sorbonne et spécialiste de la période nazie. [Keystone - Damien Grenon]
Le monde nazi: l’ascension (interview Johann Chapoutot), partie 1 / Tout un monde / 10 min. / jeudi à 08:14
Le nazisme n'est pas une création originale issue d'un esprit malade, mais un phénomène dont les racines s'enfouissent, en Europe, plus profondément que l'Entre-deux-guerres. Invité dans l'émission Tout un monde, l'historien Johann Chapoutot retrace les conditions de son émergence. Plongée dans un passé d'une contemporanéité parfois troublante.

Comment le NSDAP, le parti nazi, simple groupuscule comme beaucoup d'autres, est-il arrivé au pouvoir en Allemagne, provoquant la mort de dizaines de millions de personnes puis laissant dans sa défaite une Europe en ruine?

"On a tendance à présenter le phénomène nazi comme une sorte d'aérolithe qui surgit du néant et frappe la Terre sans qu'on puisse comprendre pourquoi", entame l'historien français Johann Chapoutot au micro de Tout un monde. Dans l'ouvrage "Le monde nazi", qui vient de paraître, il analyse ce régime politique, ses racines, ses pratiques et ses conséquences mortifères avec ses co-auteurs Christian Gros et Nicolas Patin.

Des idées peu nouvelles

Or, il n'y a rien de foncièrement nouveau dans les idées nazies, si ce n'est qu'elles seront poussées à une radicalité extrême. "C'est un phénomène historique, social et intellectuel situé dans une sorte de bain de culture qui est celui de l'Europe et de l'Occident de la seconde moitié du XIXᵉ siècle", situe Johann Chapoutot.

C'est là que les fondamentaux se mettent en place: le racisme, "qui arme la colonisation européenne", l'antisémitisme, d'ailleurs "pas plus virulent en Allemagne qu'ailleurs", le darwinisme social, soit l'idée selon laquelle les hiérarchies sociales sont dérivées des hiérarchies naturelles, l'eugénisme, l'impérialisme et également "le capitalisme tel que nous le connaissons depuis les années 1850, c'est-à-dire sans aucune pitié ni pour les individus, ni pour l'environnement".

Rallier le monde ouvrier

Au sortir de la Première Guerre mondiale, le parti nazi n'est qu'un groupuscule parmi les dizaines qui se forment en Allemagne au sein de l'extrême droite dans la mouvance "völkisch", un courant intellectuel et politique qui prend naissance à la fin du XIXᵉ siècle, mélange de populisme et de nationalisme. "Le terme est dérivé du mot peuple, mais au sens ethno-nationaliste du terme: ce n'est pas le peuple de la Révolution française, du contrat, du libre choix, de la libre adhésion, mais un peuple défini par une nécessité, une détermination biologique naturelle. Toutes les idées fondamentales issues de la Révolution française sont battues en brèche", détaille l'historien.

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Dès le début des années 20, le parti nazi est financé par la bourgeoisie bavaroise pour enlever le vent des voiles de la Révolution, en captant l'énergie prolétarienne

Johann Chapoutot, historien spécialiste de la période contemporaine , du  nazisme  et de l'Allemagne.

Ces partis prétendent être sensibles à la condition ouvrière, jusqu'à adopter des noms qui reflètent cette affinité ("Parti national-socialiste des travailleurs allemands" pour le NSDAP). "Ce sont en réalité des leurres qui visent à réorienter des masses populaires potentiellement révolutionnaires [...] de l'internationalisme communiste vers le nationalisme le plus strict", éclaire Johann Chapoutot.

Plusieurs facteurs expliquent pourquoi le parti nazi, plutôt qu'un autre, a émergé de cette nébuleuse de formations d'extrême droite, à commencer par ses ressources monétaires: "Dès le début des années 20, il est financé par la bourgeoisie munichoise bavaroise pour enlever le vent des voiles de la Révolution, en captant l'énergie prolétarienne", image le spécialiste d'histoire contemporaine. Il est aussi très professionnalisé, avec un appareil administratif interne qui, assez tôt, fonctionne très bien "grâce à Goebbels, le petit génie de ce groupe de fondateurs".

Marketing de pointe

Joseph Goebbels pense la réalité politique en termes de marketing. "Il va segmenter la population allemande en divers groupes - profs, avocats, sportifs, militaires... - auxquels on va s'adresser de manière différenciée et adaptée, avec un appareil consacré à ça", explique Johann Chapoutot. C'est une réussite: les nazis arrivent à attirer dans leurs filets un électorat de plus en plus nombreux.

En utilisant la force rhétorique d'Hitler, Goebbels a très habilement construit la figure d'une espèce de génie messianique. Car parler est la seule chose qu'Hitler sache faire bien

Johann Chapoutot

Le parti nazi se distingue aussi par son utilisation brillante des nouvelles technologies. La radio et le cinéma, bien sûr, mais aussi l'avion. "Dans les campagnes électorales quasi permanentes qui se déroulent à partir de 1929 en Allemagne, Hitler l'utilise pour être à trois endroits presque en même temps, avec cette idée d'une ubiquité géniale", relève l'historien.

"En utilisant la force rhétorique d'Hitler, Goebbels a très habilement construit la figure d'une espèce de génie messianique. Parler est la seule chose qu'Hitler sache faire bien. Il arrive, sur scène, à capter puis à exprimer tous les affects profonds de la population allemande: l'espoir, la rage, la haine, la crainte, la colère...", poursuit l'invité de Tout un monde, qui résume: "Goebbels, très clairement et très consciemment, a construit un produit marketing avec toutes les ressources de la technologie contemporaine".

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Une victimisation qui permet tout

Très rapidement, le parti nazi investit la rue, nouvel espace politique, qu'il occupe avec violence, tout en se présentant comme un parti victimaire. "C'est une caractéristique que l'on retrouve dans les extrêmes droites contemporaines: on est soi-même une bande de cogneurs, mais par ailleurs, on ne peut rien dire, on est victime du politiquement correct. Ça se retrouve de manière structurelle chez Trump aujourd'hui", note-t-il. "C'est une espèce d'auto-déploration, de lamentation permanente".

Se présentant comme victime d'un complot visant à exterminer la race germanique, l'Allemagne se place toujours en position d'autodéfense, et donc en position légitime de violence

Johann Chapoutot

Ainsi, les nazis "disent combattre chevaleresquement pour la cause de l'Allemagne nationale et être victimes de la 'chafouinerie' odieuse des sociaux démocrates, des communistes et, derrière tout ça, des juifs. Leur conception de l'histoire suit le même schéma: l'Allemagne, qui a créé toute civilisation et ne veut que le bien, est tout le temps victime. Elle est victime d'un complot judéo-bolchévique plurimillénaire qui vise à exterminer la race germanique. Selon eux, l'Allemagne se trouve toujours en position d'auto-défense, et donc en position légitime de violence".

Sur les décombres de 1918

La défaite de 1918 est un autre catalyseur de la montée du nazisme. Elle est refusée par les nationalistes allemands et les militaires, qui parlent de coup de poignard dans le dos: l'armée aurait été vaincue non pas dans les tranchées, mais à cause des républicains et des socialistes juifs de l'arrière. "Cette défaite n'est pas du tout comprise par la population allemande. Le 11 novembre 1918, l'armée allemande se trouve encore dans la banlieue de Reims [à 130 km de Paris, ndlr], donc très avancée en territoire français. Ça a du mal à passer", confirme Johann Chapoutot.

Le traité de Versailles, dont les conditions sont rudes pour l'Allemagne, n'arrange rien. "C'est un vrai traumatisme, d'autant plus qu'il y a 2,5 millions de morts si on compte les civils, et il n'y a rien pour donner sens à la défaite. On ne peut pas se dire morts pour le Reich, car le Reich n'existe plus. Morts pour le Kaiser? Il est parti sans laisser d'adresse. Mort pour Dieu? L'Allemagne est en pleine déchristianisation! Faire son deuil dans ces conditions-là est donc difficile. Les nazis vont répondre" à cette dévastation, analyse-t-il.

La Grande Dépression, terreau fertile

A partir de la crise de 1929, très durement ressentie en Allemagne parce que l'économie est quasiment sous perfusion de capitaux américains qui disparaissent après le krach, le discours nazi gagne encore en efficacité. Johann Chapoutot brosse le portrait de la désolation: "C'est une Allemagne qui connaît à nouveau la famine, où des pathologies anciennes – tuberculose, gale, etc. – réapparaissent".

Dans une Allemagne qui connaît à nouveau la famine, où des pathologies anciennes – tuberculose, gale, etc. – réapparaissent, les nazis arrivent à dire le sentiment, ou le ressentiment, d'une partie de la population allemande

Johann Chapoutot

Mais c'est aussi un terreau fertile pour le parti nazi, qui parvient à exprimer le sentiment – ou le ressentiment – allemand. "Vous êtes des victimes. Nous sommes là pour vous expliquer la rationalité qu'il y a derrière. Il y a un complot. On a des ennemis cachés et on va les combattre", paraphrase l'historien, pour qui l'habileté nazie est double: "Non seulement on vous propose une herméneutique totale du réel, une interprétation qui vous permet de tout comprendre, mais on vous offre aussi une sorte de compendium de recettes pour vous sortir de ça".

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Propos recueillis par Patrick Chaboudez

Adaptation web: Vincent Cherpillod

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La main tendue de la droite

A la fin des années 20, la visibilité politique du NSDAP reste limitée en Allemagne, avec 12 députés au Reichstag lors des élections de 1928. Mais en 1929, ils sont cooptés par la droite à l'occasion de la lutte contre un plan - le dernier - de rééchelonnement des réparations de guerre exigées de l'Allemagne, le plan Young. Objectif: bénéficier de la structure militante assez professionnelle et impressionnante du parti nazi.

Pour la première fois, on voit un Hitler partager la tribune avec des figures classiques de la droite bourgeoise. Il y a une espèce d'effet rétinien: ça y est, on l'a identifié, on l'a photographié

Johann Chapoutot

"Pour la première fois, on voit un Hitler partager la tribune avec des généraux, des banquiers, des industriels, des figures classiques de la droite bourgeoise. Il y a une espèce d'effet rétinien: ça y est, on l'a identifié, on l'a photographié", met en évidence Johann Chapoutot. "Depuis ce moment, lorsque la crise arrive et que les nazis montent en charge propagandiste, on voit qui est ce monsieur qui parle un peu fort, et on voit qu'il fréquente des gens très bien".

Le pouvoir leur est donné

L'ascension politique du parti nazi culmine en 1932, avec un peu plus d'un tiers des députés au Reichstag au cours des élections législatives. Mais il n'atteint jamais la majorité. "Les nazis ont inventé le mythe de leur prise de pouvoir, héroïque et épique. Or, il est faux. Ils n'ont rien pris du tout, on le leur a donné", rappelle le spécialiste de l'Allemagne. Dans l'incapacité de former un gouvernement stable avec les autres partis, le président Hindenburg se décide en effet, après diverses tentatives, à nommer Adolf Hitler chancelier le 30 janvier 1933.

On se résout à l'idée de mettre Hitler à la Chancellerie et de faire un gouvernement de coalition droite et nazi, avec le pari de s'adjoindre cette force-là tout en la maîtrisant

Johann Chapoutot

La caste dirigeante lui déroule le tapis rouge parce que les nazis et leurs militants, qui occupent violemment l'espace public, sont utiles et qu'on pense pouvoir les contrôler. "On se résout à l'idée de mettre Hitler à la Chancellerie et à former un gouvernement de coalition de droite et nazi, comme ça se fait déjà dans plusieurs Länder". L'idée est de s'adjoindre la force de frappe nazie, les 400'000 SA [la Sturmabteilung, organisation paramilitaire du NSDAP, ndlr], pour lutter contre un parti qui n'en finit plus de monter, le Parti communiste, épouvante absolue pour le monde bourgeois, énonce Johann Chapoutot. Avec, poursuit-il, ce pari fait par l'ancien chancelier Franz von Papen, un libéral autoritaire, que le professionnel de la politique qu'il est parviendra à manipuler Hitler "jusqu'à le faire couiner".

Une radicalisation en 100 jours

Mais c'est tout l'inverse qui se produit: en 100 jours à peine, l'Allemagne a complètement changé de visage. Les nazis, loin de couiner, impriment leur marque sur le pays et les institutions. Autour d'Hitler gravitent "des gens très bien formés, très compétents, toute une technostructure de docteurs en droit qui ont fait des études universitaires et se retrouvent au sommet de l'appareil du parti. Ils travaillent, font les textes normatifs qu'il faut au moment où il faut. En trois mois, il n'y a plus de partis politiques, plus de syndicats, plus de presse libre. Et il y a un réseau de plusieurs dizaines de camps de concentration", expose l'historien. C'est la fin des institutions démocratiques et des contre-pouvoirs.

>> Ecouter la deuxième partie de l'entretien avec l'historien Johann Chapoutot sur la montée du nazisme dans Tout un monde :

Johann Chapoutot est un historien contemporain français et un spécialiste du totalitarisme nazi. [CC-BY-SA - Georges Seguin]CC-BY-SA - Georges Seguin
Le monde nazi: la domination (interview Johann Chapoutot), partie 2 / Tout un monde / 9 min. / vendredi à 08:13

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Un Etat moins vertical, centralisé et efficace qu'on l'imagine

Si Adolf Hitler devient cette figure bien connue du Führer incontesté, l'Etat n'est pas aussi centralisé et vertical qu'on pourrait le croire. "Le récit qu'on a appris pieusement, c'est l'alliance du micro et de la matraque: grosse propagande et répression. C'est vertical. Mais ça n'a pas fonctionné comme ça en réalité. C'était très déconcentré, avec plusieurs centres de pouvoir, souvent en concurrence les uns avec les autres", explique Johann Chapoutot.

"Hitler [...] avait, au fond, un rôle au mieux d'arbitre. Le plus souvent, il arbitre des conflits entre institutions, entre agences quand ils remontent à la Chancellerie. Et de temps en temps, il y a une fulgurance ou un borborygme qui sort à table. Une 'machine' administrative va alors transformer ce borborygme pieusement noté en ordre", poursuit l'historien. La base prend ensuite l'initiative, avec l'espoir qu'elle ait compris dans quel esprit les choses devaient aller.

Une radicalisation par téléphone arabe

Et les ordres ne sont jamais très précis: "On interprète et on radicalise, parce qu'on se dit qu'il y a une concurrence de carrière avec le voisin. Il y a un phénomène de radicalisation cumulative permanente caractéristique de cette fuite en avant de l'appareil nazi", souligne Johann Chapoutot.

Le régime vit sur le crédit de la guerre, parce qu'un jour il sait qu'il y aura une guerre et qu'il va piller l'Europe

Johann Chapoutot

Le régime n'est pas non plus aussi bien réglé et efficace qu'on le pense, contrairement à l'image que les nazis ont voulu donner d'eux-mêmes. "C'est un système solidaire d'une dilapidation d'énergie permanente. Il faut des moyens absolument considérables pour accoucher d'une souris". Mais ça n'est pas un problème, explique l'historien, car dès les années 30, le régime vit notamment sur la spoliation, subtilisant les biens des gens qu'il enferme. Il vit aussi "sur le crédit de la guerre, parce qu'un jour il sait qu'il y aura une guerre et qu'il va piller l'Europe. Dès lors, il n'y a aucun principe d'économie, et encore moins de sobriété".

>> Ecouter aussi Johann Chapoutot s'exprimer en 2020 sur les théories nazies du management :

Johann Chapoutot est un historien contemporain français et un spécialiste du totalitarisme nazi. [CC-BY-SA - Georges Seguin]CC-BY-SA - Georges Seguin
Les nazis avaient 40 ans d'avance sur les théories contemporaines du management. Analyse de l'historien Johann Chapoutot / Tout un monde / 8 min. / le 11 février 2020