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"Moralement, je suis toujours à Gaza", témoigne une Palestinienne qui a fui la ville

Des avions larguent de l'aide humanitaire à Gaza le 01.04.2024. [AP/Keystone - Abdel Kareem Hana]
Témoignage: une humanitaire de Gaza raconte comment tout a basculé en quelques heures / Tout un monde / 7 min. / le 26 avril 2024
Coordinatrice administrative en Palestine pour Médecins du monde Suisse, Abir, 52 ans, partage son expérience déchirante de la guerre. Dans l'émission Tout un monde, cette habitante de Gaza City raconte comment, du jour au lendemain, elle a dû quitter sa maison et comment elle vit son exil.

Depuis décembre dernier, Abir a trouvé refuge en Roumanie, où elle et ses enfants - qui y étudient et possèdent le statut de résidents - ont été évacués par les autorités roumaines. De passage dans les bureaux de Médecins du monde Suisse à Neuchâtel, elle s'est entretenue avec la RTS.

Des quartiers entiers de Gaza City ont été détruits par les bombardements israéliens. [KEYSTONE - MOHAMED HAJJAR]
Des quartiers entiers de Gaza City ont été détruits par les bombardements israéliens. [KEYSTONE - MOHAMED HAJJAR]

Cette mère de famille vit à Gaza City depuis l'âge de 26 ans. Mais une semaine après les attaques du 7 octobre 2023 et la riposte militaire israélienne qui a suivi, la quinquagénaire a dû prendre la difficile décision de quitter sa maison.

"C'était un moment avec des sentiments bizarres et très compliqués. Je regardais ma maison, mes affaires, et je me suis dit, qu'est-ce que je prends avec moi? J'ai pris ma carte d'identité, mon passeport et de l'eau...je ne sais même pas pourquoi j'ai emporté des bouteilles d'eau. Et je suis partie", explique-t-elle.

Installation dans une petite école

Abir a donc tout quitté avec son mari, longtemps réticent à l'idée de partir, pour se rendre dans le secteur au sud du Wadi Gaza, un ruisseau fixant la limite de la ville, après l'ordre d'évacuation de l'armée israélienne. Sa famille, ainsi que des gens du quartier, se mettent en route, traversent la petite rivière et se réfugient d'abord à Deir al-Balah, une ville à mi-chemin entre Gaza City et Rafah.

Au total, une centaine de personnes s'installent dans une petite école de la ville et s'organisent pour survivre. "C'était une vie très difficile. On ne dormait pas la nuit, c'était impossible à cause des bruits d'avion. Il n'y avait pas de matelas, pas de couverture, on n'avait rien. Sur un marché, nous avons pu acheter des choses, notamment des sacs de farine pour faire du pain. C'était comme une victoire de préparer à manger", témoigne-t-elle.

Sur le chemin, je sentais qu'on pouvait devenir des martyrs

Abir

Pour les civils gazaouis, sortir dans la rue revient à prendre le risque de se faire tuer. "Je suis sortie à un moment parce qu'il y avait une femme diabétique et j'étais obligée de la prendre avec moi et mon fils pour l'emmener à l'hôpital. Sur le chemin de l'école à l'hôpital, je sentais qu'on pouvait devenir des martyrs", raconte Abir.

Et de poursuivre: "Le médecin a donné le nécessaire pour la dame que j'accompagnais. Mais dans les couloirs, à même le sol, il y avait plein de sang, plein de blessés. Il m'a dit de ne pas revenir, que ça ne valait pas la peine et que la priorité était désormais donnée à ces gens-là."

Le reste de la famille à Rafah

Depuis le début de l'offensive israélienne, Abir a perdu sa soeur, décédée après une opération à la jambe effectuée sans anesthésie. Son mari et ses autres frères et soeurs sont aujourd'hui à Rafah, tous ensemble. "Que Dieu les protège, parce que s'il arrive quelque chose, ça veut dire que je vais les perdre tous en même temps", dit-elle.

Abir a passé presque deux mois dans la petite école avant d'être évacuée grâce aux autorités roumaines. Ils ont pu obtenir de l'aide et quitter les lieux. Une décision très difficile pour la Gazaouie.

A Gaza, la mer est le seul endroit où je peux sentir un peu de liberté

Abir

"Physiquement, je suis à l'extérieur, mais moralement, je suis toujours à Gaza, à l'intérieur avec ma famille. Ma maison n'existe plus. Au moins, je me sens un peu bien, parce que j'ai mes enfants qui sont à l'extérieur. En tant que mère, ils sont mon point faible. Si je suis sortie, c'est à cause d'eux et parfois je me sens un peu coupable d'avoir pu partir et d'avoir laissé tout le monde derrière moi", confesse-t-elle.

Une clinique mobile de Médecins du monde, à Rafah. [Médecins du monde]
Une clinique mobile de Médecins du monde, à Rafah. [Médecins du monde]

Si les yeux de l'employée de Médecins du monde sont remplis de tristesse, elle parvient à décrire la beauté de son pays. "Gaza est une prison à ciel ouvert. Mais il y a la mer et la mer, c'est le seul endroit où je peux sentir un peu de liberté. C'est très joli et malgré tout ce qui se passe, il y a une solidarité entre les gens. Il y a des êtres humains à l'intérieur, ce ne sont pas des monstres. Ils ont des rêves qu'ils veulent vivre avec leurs enfants en paix. C'est un endroit qui mérite de vivre", conclut-elle.

Abir entend retourner à Gaza pour y reconstruire une vie avec sa famille. Elle souhaite aussi poursuivre son travail, car Médecins du monde est toujours sur place à Rafah, où l'ONG vient en aide aux Gazaouis à travers plusieurs projets en lien avec la santé, ou avec des cliniques mobiles au coeur des camps, où près d'un million de Gazaouis se sont entassés.

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Propos recueillis par Aleksandra Planinic

Adaptation web: Jérémie Favre

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