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Philippe Lazzarini: "Dans une situation extrême comme ça, il faut s'assurer de rester du bon côté de l'Histoire"

#Helvetica: Philippe Lazzarini, Commissaire général de l'UNRWA
#Helvetica / 22 min. / le 9 mars 2024
Originaire de La Chaux-de-Fonds, le commissaire général de l'UNRWA Philippe Lazzarini est peut-être actuellement le Suisse le plus important sur la scène internationale. Dans l'émission Helvetica, il explique être en "pilote automatique" pour tenir et continuer de porter la voix de la société civile palestinienne.

En ce moment, Philippe Lazzarini est sur tous les fronts pour sauver l'agence qu'il dirige, mise sous pression par Israël et ses alliés. "Il y a une volonté délibérée du gouvernement israélien de démanteler l'agence", rappelle-t-il.

Selon lui, l'objectif sous-jacent est de retirer le statut de réfugiés à près de six millions de Palestiniens et s'assurer ainsi que leur droit au retour ne soit plus pris en compte dans les négociations de paix. "Cela serait perçu comme une trahison de la communauté internationale", prévient-il.

Dans le monde arabe et l'hémisphère sud, il y a un sentiment très fort que les droits de l'Homme ou les Conventions de Genève sont à géométrie variable

Philippe Lazzarini

Car, historiquement, l'Office des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA) est chargée de s'occuper du développement humain des réfugiés et de leurs descendants jusqu'à l'arrivée d'une "solution politique juste et durable". "Donc, s'il y a une perpétuation du statut de réfugié palestinien aujourd'hui, c'est en raison de l’absence d’une solution politique et certainement pas de l'existence de l'UNRWA!"

"Optimisme prudent"

À la suite des accusations israéliennes, l'agence a été lâchée par plusieurs pays occidentaux. Et Philippe Lazzarini dit avoir été très surpris en décembre par le retrait du soutien de Berne. "C'est un message désastreux de la part de la Suisse, dépositaire des Conventions de Genève. Car dans le monde arabe et l'hémisphère sud, il y a déjà un sentiment très fort que les droits de l'Homme ou les Conventions de Genève sont à géométrie variable", déplore-t-il.

Et le diplomate de balayer à nouveau les accusations israéliennes: "Aucune agence n'a investi autant que l'UNRWA sur des questions de neutralité, que ça soit pour faire de la prévention en amont ou pour conduire des enquêtes et des sanctions en cas de non-respect des valeurs des Nations unies", martèle-t-il.

Il se dit toutefois "prudemment optimiste": "Je sens qu'un certain nombre de pays qui ont pris la décision de suspendre leur soutien financier sont en train de revoir leur position. (...) Et je pense aussi qu'un certain nombre de pays du Golfe vont augmenter leur contribution."

Le vrai sujet, c'est le peuple palestinien

Philippe Lazzarini tient toutefois à rappeler que le véritable enjeu n'est pas l'UNRWA elle-même, mais le sort de la population palestinienne. En effet, la Cour internationale de justice (CIJ) a reconnu fin janvier l'existence d'un risque de génocide à Gaza et, à l'heure actuelle, l'agence onusienne est peut-être l'un des principaux remparts pour que ce risque ne se concrétise pas.

>> Lire sur ce sujet : La CIJ ordonne à Israël de "prévenir et punir" l'incitation au "génocide"

"L'UNRWA est la seule agence qui délivre des services publics aux réfugiés palestiniens. Nous sommes un quasi-ministère de l'Education ou de la Santé", expose-t-il. "Qui fera le travail si elle disparaît? Certainement pas un gouvernement palestinien!", souligne-t-il.

Ne pas "semer les graines de la haine"

Or, ne pas donner une chance aux jeunes Palestiniens de retourner dans un environnement éducatif stable "reviendrait à sacrifier une génération". Et l'humanitaire de rappeler une froide réalité: faire grandir ces enfants gazaouis avec pour seules écoles les décombres de Gaza ne fera que "semer les graines de la haine".

D'autant que, selon lui, en cas d'assaut israélien sur Rafah, il y a une vraie probabilité que la population soit chassée vers l'Egypte et que dans le futur, "Gaza ne soit plus une terre pour les Palestiniens".

Je connais Gaza depuis une trentaine d’années, c'est une société civile extrêmement vibrante. Et regardez ce qu'on en a fait! La dernière fois que j’y étais, les gens n'avaient plus de lumière dans les yeux. C'est une population zombie

Philippe Lazzarini

Le natif de La Chaux-de-Fonds a passé trente ans dans l'humanitaire. De l'Irak à la Somalie, de l'Angola au Proche-Orient, il a souvent été au coeur des conflits, échappant même parfois à des attentats.

Interrogé sur son implication dans la crise actuelle, l'Italo-Suisse confesse une certaine colère, une certaine frustration. "Je connais la société de Gaza depuis une trentaine d’années. C'est une société civile extrêmement vibrante, ce sont des gens comme vous et moi, avec les mêmes aspirations. Et regardez ce qu'on en a fait! La dernière fois que j’y étais, les gens que je rencontrais n'avaient plus de lumière dans les yeux. C'est une population zombie."

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Pour garder la tête froide, Philippe Lazzarini dit être en "pilote automatique". "Dans une situation extrême comme celle-là, il faut savoir prendre de la distance. Il ne faut pas trop se poser de questions, mais il faut toujours s'assurer de rester du bon côté de l'Histoire. Ce qui se passe sous nos yeux est une tache sur notre sens commun de l'humanité. Et aujourd'hui, je suis motivé parce que je sais que ma position permet de porter la voix des personnes de Gaza."

Propos recueillis par Philippe Revaz

Texte web: Pierrik Jordan

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"Il devra y avoir une enquête à l'issue de la guerre"

Depuis le 7 octobre, 162 employés et employées de l'UNRWA ont été tués à Gaza, et plus de 150 installations ont été visées et endommagées, dont certaines complètement détruites. Pour Philippe Lazzarini, il faudra mettre en place une commission d'enquête pour déterminer les réelles intentions de l'Etat hébreux.

Car dans certains cas, ces destructions étaient indéniablement délibérées, affirme-t-il. "On a vu des soldats israéliens dynamiter complètement des écoles dans le nord de la bande de Gaza. Là, ce sont des opérations ciblées, ce qui ne veut pas dire que tous les dommages causés aux installations ont été délibérés."

5% de la population tuée ou blessée en cinq mois

Il a également réitéré ses accusations au sujet de tortures de la part d'Israël. "Depuis plusieurs semaines, des centaines de personnes ont été [arrêtées puis] relâchées dans le nord de la bande de Gaza, la plupart du temps complètement traumatisées par les épreuves encourues dans les lieux de détention en Israël. Elles rapportent avoir été systématiquement humiliées. Elles ont fait part de mauvais traitements, de torture. Généralement, quand elles nous reviennent, elles sont complètement hagardes, complètement perdues", raconte-t-il.

Une vingtaine d'employés de l’UNRWA font partie de ces témoins. "Ils ont été notamment forcés à faire des confessions au sujet de proximités entre les employés de l'UNRWA et le Hamas", accuse Philippe Lazzarini.

Or, pour lui, vouloir faire le lien systématique entre tout ce qui existe à Gaza et le Hamas permet de déshumaniser les faits, et de rendre tolérable l'intolérable: "Imaginez que 5% de la population a été soit tuée soit blessée soit disparue en l’espace de cinq mois. Et on assiste aussi à une famine qui est complètement artificielle."