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Pierre de Coubertin, l'embarrassant père des JO modernes

Pierre de Coubertin (1863-1937), éducateur français, père des Jeux Olympiques modernes, novembre 1914. [Roger-Viollet via AFP - MAURICE-LOUIS BRANGER]
Pierre de Coubertin (1863-1937), éducateur français, père des Jeux Olympiques modernes, novembre 1914. - [Roger-Viollet via AFP - MAURICE-LOUIS BRANGER]
Visionnaire et humaniste? Misogyne, colonialiste et réactionnaire? Tout cela à la fois? La personnalité de Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux olympiques modernes, n'en finit plus de diviser, alors que s'ouvrent bientôt les Jeux de la XXXIIIᵉ Olympiade.
La statue de cire de Pierre de Coubertin est entourée par des membres de la famille du promoteur des Jeux olympiques moderne. Musée Grévin, Paris, le 18 juin 2024. [AFP - Emmanuel Dunand]
La statue de cire de Pierre de Coubertin est entourée par des membres de la famille du promoteur des Jeux olympiques moderne. Musée Grévin, Paris, le 18 juin 2024. [AFP - Emmanuel Dunand]

"Paris-2024 n'a pas fait grand-chose autour de Pierre de Coubertin, ni pour le valoriser ni pour le faire connaître", regrette Diane de Navacelle (3ᵉ depuis la gauche sur cette photo), arrière-arrière petite nièce du baron, dans un entretien à l'AFP. Le 18 juin, un peu plus d'un mois avant l'ouverture des JO de Paris, l'effigie de cire de son aïeul est entrée au musée Grévin de Paris.

Et pour cause: passées au prisme des valeurs du XXIᵉ siècle, quelques phrases suffisent à jeter le doute, voire à discréditer cet aristocrate, né en 1863 et imprégné des valeurs de son temps et de son milieu.

Il refusait la professionnalisation du sport, ainsi que sa féminisation. A propos des femmes, qu'il ne voulait pas voir dans les stades, Coubertin écrivit en 1922 cette tirade: "Une petite olympiade femelle à côté de la grande olympiade mâle. Où serait l'intérêt? [...] Inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d'ajouter: incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-olympiade féminine."

Les femmes ne doivent pas s'abstenir de pratiquer un grand nombre de sports, mais sans se donner en spectacle. Aux Jeux olympiques, leur rôle devrait surtout être de couronner les vainqueurs

Pierre de Coubertin en 1936

Inadmissible? Pas à son époque, affirme sa descendante: "En 1920", rappelle-t-elle, "les femmes n'ont pas le droit de vote, sont soumises à leurs maris, n'ont aucune autonomie financière, sont engoncées dans des robes et des corsets, et les médecins assurent que le sport risque de les empêcher d'avoir des enfants. Les admettre aux Jeux n'avait rien d'évident".

>> Ecouter ce que dit Pierre de Coubertin en 1936 sur le rôle des femmes :

Une statue de Pierre de Coubertin, fondateur du CIO, avec les anneaux olympiques. Tokyo, le 7 avril 2020. [AFP - Behrouz Mehri]AFP - Behrouz Mehri
Le rôle des femmes selon P. de Coubertin: ne pas se donner en spectacle et couronner les vainqueurs (1936) / Le Journal horaire / 27 sec. / le 26 juin 2024

>> Lire aussi : Le long combat pour atteindre la parité aux Jeux olympiques

Une grande admiration pour les Jeux de Berlin du régime nazi

Sur un autre terrain, on exhume aujourd'hui ses propos favorables à la colonisation et une phrase sur les "races inférieures". Mais on lui reprocha surtout, après sa mort, son admiration sans retenue pour l'organisation grandiose des Jeux de Berlin en 1936 par le régime nazi [lire encadré]: "Comment voudriez-vous que je répudie cette célébration?" écrivit-il dans la presse de l'époque, à 73 ans.

Dans un discours de 1936 déclamé à la Radio Suisse Romande, le baron dit: "J'ai l'impression que toute l'Allemagne, depuis son chef jusqu'au plus humble de ses écoliers, souhaite ardemment que la célébration de 1936 soit une des plus belles que le monde ait vue".

>> Pierre de Coubertin remercie l'Allemagne et parle de l'olympisme comme d'une religion (1936) :

La statue du Baron Pierre de Coubertin dans la Maison Olympique, le nouveau siège du CIO, à Lausanne, 19 juin 2019. [Reuters - Denis Balibouse]Reuters - Denis Balibouse
Pierre de Coubertin remercie l'Allemagne et parle de l'olympisme comme d'une religion (1936) / Le Journal horaire / 3 min. / le 26 juin 2024

"Ce qui l'a enthousiasmé, c'est de voir pour la première fois un pays mettre des moyens exceptionnels pour recevoir les JO, construire le plus grand stade d'athlétisme de l'époque", reconnaît Diane de Navacelle: "C'est cela qu'il voit, un couronnement de l'œuvre de sa vie. Alors oui, il en est heureux, et émerveillé".

D'autant que le Reich le courtise en organisant – en vain – sa candidature au Nobel de la Paix. Hitler propose même de lui envoyer un train privé pour le ramener de Genève, où il réside, à Berlin. Ce que Coubertin refusa. Il mourra un an plus tard, en 1937, "trop tôt pour être confondu dans l'opprobre, mais trop tard pour être absous de lourdes connivences", résume son biographe Daniel Bermond.

Pierre de Coubertin croyait à l'"essence supérieure" de "la race blanche": "Je ne pense pas qu'il ait épousé l'idéologie nazie d'éradication des ennemis de la race aryenne", souligne Aymeric Mantoux, auteur d'une biographie critique du baron: "Mais entre sa vision et celle du Troisième Reich, on retrouve des points communs, autour de la volonté de redynamiser une Nation par le sport". Dans son intervention à la radio, par exemple, il décrit le sport comme un moyen "de cultiver son corps, de guider, de redresser la Nature et d'arracher ce corps à l'étreinte de passions déréglées auxquelles, sous prétexte de libertés individuelles, on le laissait s'abandonner".

Même à son époque, il n'a jamais été à l'avant-garde, il n'a jamais été un progressiste

Patrick Clastres, historien du sport, à propos de Pierre de Coubertin

"Il faut certes le replacer dans un contexte historique, mais même à son époque, il n'a jamais été à l'avant-garde, il n'a jamais été un progressiste, et sur certains sujets il est plutôt réactionnaire, en tout cas conservateur", décrypte l'historien du sport Patrick Clastres de l'Université de Lausanne.

>> Pierre de Coubertin et son idée de Jeux modernes :

Les Jeux Olympiques modernes
Les Jeux Olympiques modernes / Au coeur du sport / 3 min. / le 9 septembre 2012

Restaurer les Jeux de l'Antiquité

Très jeune, Pierre de Coubertin se lance dans une croisade pour le sport à l'école, sur le modèle de ce qu'il a observé en Angleterre; à 25 ans, il est l'un des chefs de file de la réforme de l'enseignement en France. Mais dans ce pays où l'activité physique est largement dénigrée par la classe intellectuelle, il échoue. C'est alors qu'il imagine de proposer au monde entier de restaurer en Grèce les Jeux de l'Antiquité, abandonnés à la fin du IVᵉ siècle après Jésus-Christ.

>> Réécouter les cinq épisodes d'Histoire vivante : Une histoire des Jeux olympiques

Et le 23 octobre 1894, dans l'amphithéâtre de la Sorbonne rempli de 2000 personnes, il pose les jalons de l'œuvre de sa vie: il fait adopter le principe d'une renaissance des Jeux en 1896 à Athènes, en y introduisant des sports modernes. Et surtout en proposant l'itinérance du site, contre la volonté de la Grèce, qui espérait garder les Jeux pour l'éternité.

Il lie aussi les Jeux au mouvement international pour la paix et édicte les célèbres "valeurs olympiques" – respect de l'adversaire, loyauté, universalité – empruntées en partie aux codes de l'aristocratie de son temps [lire encadré].

>> Citius, Altius, Fortius (plus vite, plus haut, plus fort), la fameuse devise du fondateur des Jeux Olympiques Pierre de Coubertin, lui aurait été soufflée par un prêtre dominicain :

Pierre de Coubertin. [Roger Viollet / AFP]Roger Viollet / AFP
La religion des J.O. / Hautes fréquences / 30 min. / le 25 février 2018

Dans son discours radiodiffusé de 1936, Pierre de Coubertin affirme que "la première caractéristique essentielle de l'olympisme ancien, aussi bien que de l'olympisme moderne, c'est d'être une religion". Il la nomme religio athletae ou encore "religion musculaire". Il précise son propos en des termes qui résonnent singulièrement aujourd'hui: "En ciselant son corps par l'exercice, comme le fait un sculpteur d'une statue, l'athlète antique honorait les dieux. En faisant de même, l'athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau". Ensuite, il évoque un "sentiment religieux transformé et agrandi par l'internationalisme et la démocratie qui distinguent les temps actuels".

>> Pierre de Coubertin dessine le drapeau olympique en 1913 :

Le drapeau olympique
Le drapeau olympique / 12h45 / 2 min. / le 22 octobre 2015

Un personnage à cheval entre les époques

Un des posters édités à l'occasion des JO de Paris de 1900. Il est présenté par le CIO comme le poster officiel de ces Olympiades. [Public Domain - Jean de Paleologue (1855-1942)]
Un des posters édités à l'occasion des JO de Paris de 1900. Il est présenté par le CIO comme le poster officiel de ces Olympiades. [Public Domain - Jean de Paleologue (1855-1942)]

Devenu président du Comité international olympique (CIO) depuis sa création en 1894, le baron crée les premiers Jeux de Paris en 1900. Ceux-ci devaient confirmer l'émergence du label olympique naissant, mais ils passent totalement inaperçus, notamment parce qu'ils furent organisés dans le cadre imposant de l'Exposition universelle et englobés dans des "concours internationaux d'exercices physiques et de sports", fourmillant d'épreuves pour le moins farfelues, comme un concours de montgolfières, des compétitions de croquet, de cerf-volant, de billard, ou une course d'ânes... Le tout avait été mis en place par l'Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA). Le résultat est qu'il n'est nullement fait mention de "Jeux olympiques" dans les documents officiels ou sur les affiches de promotion.

Vexé, de Coubertin se battra pendant vingt ans pour ramener les jeux dans sa ville, en 1924: il s'agira alors de la huitième édition de l'événement. Paris faisait alors face à une grosse concurrence pour en être hôte, face à Amsterdam, Barcelone, Los Angeles, Lyon, Prague et Rome. Après cela, le baron démissionne de la présidence du CIO en 1925, au grand soulagement dudit Comité qui n'en peut plus de ses manières d'autocrate.

A sa mort, ce personnage paradoxal, à cheval entre les époques et les milieux sociaux, laisse un testament étonnant: il demande que son corps repose à Lausanne, mais que son cœur soit transporté à Olympie sur le site des Jeux antiques.

Il y est toujours, inséré dans une stèle où les personnes passionnées par l'olympisme peuvent venir rendre hommage à ce père controversé des Jeux olympiques modernes.

>> La dernière partie de la vie de Pierre de Coubertin :

100 ans du CIO
La dernière partie de la vie de Pierre de Coubertin / Au coeur du sport / 2 min. / le 16 décembre 2015

>> Lire : Pourquoi allume-t-on une flamme olympique avant les JO?

Article: Stéphanie Jaquet et l'afp

Archives: Sophie Meyer, Martine Cameroni

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Quand Pierre de Coubertin écrivait à Hitler

Une lettre de Pierre de Coubertin à Adolf Hitler en 1937 est reproduite dans le livre "Pierre de Coubertin, l'homme qui n'inventa pas les Jeux olympiques", du journaliste Aymeric Mantoux, aux éditions du Faubourg.

Cette lettre, inédite dans une publication française, provient des archives du Troisième Reich, d'où l'historien allemand Hans Joachim Teichler l'a extraite: "Ce chercheur a revisité toute l'Histoire des sports en Allemagne au XXᵉ siècle. Il a trouvé cette lettre qui prouve que, contrairement à ce que disent la famille de Coubertin et le Comité international olympique (CIO), il y avait bien des rapports entre les deux hommes", remarque Aymeric Mantoux.

Datée du 17 mars 1937, la missive remercie le régime allemand pour sa contribution à son "année jubilaire", à savoir les 50 ans de son action de promotion du sport.

L'Américain Jesse Owens (au centre), salue lors de la présentation de sa médaille d'or pour le saut en longueur, le 11 août 1936, après avoir battu l'Allemand Lutz Long (à droite), lors des Jeux olympiques d'été de 1936 à Berlin. Le Japonais Naoto Tajima (à gauche), s'est classé troisième. Jesse Owens a triomphé dans les compétitions d'athlétisme, remportant quatre médailles d'or dans les courses de 100 et 200 mètres, le saut en longueur et le relais 400 mètres. Il est le premier athlète à remporter quatre médailles d'or aux Jeux Olympiques. [KEYSTONE - STR]
L'Américain Jesse Owens (au centre) salue lors de la remise de sa médaille d'or en saut en longueur le 11 août 1936, après avoir battu l'Allemand Lutz Long (à droite), lors des Jeux olympiques de Berlin. Le Japonais Naoto Tajima (à gauche) s'est classé troisième. Jesse Owens a triomphé dans les compétitions d'athlétisme, remportant quatre médailles d'or dans les courses de 100 et 200 mètres, le saut en longueur et le relais 400 mètres. Il est le premier athlète à remporter quatre médailles d'or aux Jeux olympiques. [KEYSTONE - STR]

Historiennes et historiens ont retrouvé la trace de versements de l'Allemagne nazie à un fonds de dotation monté par Pierre de Coubertin pour poursuivre son action; le Troisième Reich se préparait à ouvrir à Berlin un "Institut international olympique".

Pierre de Coubertin, qui avait 73 ans au moment des JO de Berlin en 1936, ne s'y est pas rendu: "On ne sait pas pourquoi. Les Jeux de Berlin sont pourtant l'acmé de ce qu'il voulait faire", relève l'auteur.

Hitler a été le premier à instrumentaliser les Jeux en offrant au monde un spectacle au service de la propagande nazie. "Entre les deux guerres, les démocraties d'abord, puis les régimes fascistes vont mettre en place des politiques sportives, des productions de puissance athlétique: le régime hitlérien le fait à une échelle assez démesurée, suivi plus tard par l'URSS, qui ne rentre en scène qu'en 1952", explique Patrick Clastres, historien du sport.

Les Jeux olympiques, une trêve

En 1936, Pierre de Coubertin estime que les applaudissements "s'expriment uniquement en proportion de l'exploit accompli et en dehors de toute préférence nationale. Tous les sentiments nationaux exclusifs doivent alors faire trêve et, pour ainsi parler, être mis en congé provisoire.

>> L'olympisme constitue une trêve pour Pierre de Coubertin :

La statue du Baron Pierre de Coubertin à l'entrée des quartiers-généraux du CIO, à Lausanne, en mars 2020. [AFP - Fabrice Coffrini]AFP - Fabrice Coffrini
L'olympisme constitue une trêve pour Pierre de Coubertin / Le Journal horaire / 42 sec. / le 26 juin 2024

Pour lui, l'olympisme constitue une trêve et il s'imagine même, "en pleine guerre", voir des armées adverses "interrompre un moment leurs combats pour célébrer des jeux musculaires, loyaux et courtois".

>> Lire aussi le Grand Format : Septembre 1972: la prise d'otages des JO de Munich