"Paris-2024 n'a pas fait grand-chose autour de Pierre de Coubertin, ni pour le valoriser ni pour le faire connaître", regrette Diane de Navacelle (3ᵉ depuis la gauche sur cette photo), arrière-arrière petite nièce du baron, dans un entretien à l'AFP. Le 18 juin, un peu plus d'un mois avant l'ouverture des JO de Paris, l'effigie de cire de son aïeul est entrée au musée Grévin de Paris.
Et pour cause: passées au prisme des valeurs du XXIᵉ siècle, quelques phrases suffisent à jeter le doute, voire à discréditer cet aristocrate, né en 1863 et imprégné des valeurs de son temps et de son milieu.
Il refusait la professionnalisation du sport, ainsi que sa féminisation. A propos des femmes, qu'il ne voulait pas voir dans les stades, Coubertin écrivit en 1922 cette tirade: "Une petite olympiade femelle à côté de la grande olympiade mâle. Où serait l'intérêt? [...] Inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d'ajouter: incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-olympiade féminine."
Les femmes ne doivent pas s'abstenir de pratiquer un grand nombre de sports, mais sans se donner en spectacle. Aux Jeux olympiques, leur rôle devrait surtout être de couronner les vainqueurs
Inadmissible? Pas à son époque, affirme sa descendante: "En 1920", rappelle-t-elle, "les femmes n'ont pas le droit de vote, sont soumises à leurs maris, n'ont aucune autonomie financière, sont engoncées dans des robes et des corsets, et les médecins assurent que le sport risque de les empêcher d'avoir des enfants. Les admettre aux Jeux n'avait rien d'évident".
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Une grande admiration pour les Jeux de Berlin du régime nazi
Sur un autre terrain, on exhume aujourd'hui ses propos favorables à la colonisation et une phrase sur les "races inférieures". Mais on lui reprocha surtout, après sa mort, son admiration sans retenue pour l'organisation grandiose des Jeux de Berlin en 1936 par le régime nazi [lire encadré]: "Comment voudriez-vous que je répudie cette célébration?" écrivit-il dans la presse de l'époque, à 73 ans.
Dans un discours de 1936 déclamé à la Radio Suisse Romande, le baron dit: "J'ai l'impression que toute l'Allemagne, depuis son chef jusqu'au plus humble de ses écoliers, souhaite ardemment que la célébration de 1936 soit une des plus belles que le monde ait vue".
"Ce qui l'a enthousiasmé, c'est de voir pour la première fois un pays mettre des moyens exceptionnels pour recevoir les JO, construire le plus grand stade d'athlétisme de l'époque", reconnaît Diane de Navacelle: "C'est cela qu'il voit, un couronnement de l'œuvre de sa vie. Alors oui, il en est heureux, et émerveillé".
D'autant que le Reich le courtise en organisant – en vain – sa candidature au Nobel de la Paix. Hitler propose même de lui envoyer un train privé pour le ramener de Genève, où il réside, à Berlin. Ce que Coubertin refusa. Il mourra un an plus tard, en 1937, "trop tôt pour être confondu dans l'opprobre, mais trop tard pour être absous de lourdes connivences", résume son biographe Daniel Bermond.
Pierre de Coubertin croyait à l'"essence supérieure" de "la race blanche": "Je ne pense pas qu'il ait épousé l'idéologie nazie d'éradication des ennemis de la race aryenne", souligne Aymeric Mantoux, auteur d'une biographie critique du baron: "Mais entre sa vision et celle du Troisième Reich, on retrouve des points communs, autour de la volonté de redynamiser une Nation par le sport". Dans son intervention à la radio, par exemple, il décrit le sport comme un moyen "de cultiver son corps, de guider, de redresser la Nature et d'arracher ce corps à l'étreinte de passions déréglées auxquelles, sous prétexte de libertés individuelles, on le laissait s'abandonner".
Même à son époque, il n'a jamais été à l'avant-garde, il n'a jamais été un progressiste
"Il faut certes le replacer dans un contexte historique, mais même à son époque, il n'a jamais été à l'avant-garde, il n'a jamais été un progressiste, et sur certains sujets il est plutôt réactionnaire, en tout cas conservateur", décrypte l'historien du sport Patrick Clastres de l'Université de Lausanne.
Restaurer les Jeux de l'Antiquité
Très jeune, Pierre de Coubertin se lance dans une croisade pour le sport à l'école, sur le modèle de ce qu'il a observé en Angleterre; à 25 ans, il est l'un des chefs de file de la réforme de l'enseignement en France. Mais dans ce pays où l'activité physique est largement dénigrée par la classe intellectuelle, il échoue. C'est alors qu'il imagine de proposer au monde entier de restaurer en Grèce les Jeux de l'Antiquité, abandonnés à la fin du IVᵉ siècle après Jésus-Christ.
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Et le 23 octobre 1894, dans l'amphithéâtre de la Sorbonne rempli de 2000 personnes, il pose les jalons de l'œuvre de sa vie: il fait adopter le principe d'une renaissance des Jeux en 1896 à Athènes, en y introduisant des sports modernes. Et surtout en proposant l'itinérance du site, contre la volonté de la Grèce, qui espérait garder les Jeux pour l'éternité.
Il lie aussi les Jeux au mouvement international pour la paix et édicte les célèbres "valeurs olympiques" – respect de l'adversaire, loyauté, universalité – empruntées en partie aux codes de l'aristocratie de son temps [lire encadré].
Dans son discours radiodiffusé de 1936, Pierre de Coubertin affirme que "la première caractéristique essentielle de l'olympisme ancien, aussi bien que de l'olympisme moderne, c'est d'être une religion". Il la nomme religio athletae ou encore "religion musculaire". Il précise son propos en des termes qui résonnent singulièrement aujourd'hui: "En ciselant son corps par l'exercice, comme le fait un sculpteur d'une statue, l'athlète antique honorait les dieux. En faisant de même, l'athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau". Ensuite, il évoque un "sentiment religieux transformé et agrandi par l'internationalisme et la démocratie qui distinguent les temps actuels".
Un personnage à cheval entre les époques
Devenu président du Comité international olympique (CIO) depuis sa création en 1894, le baron crée les premiers Jeux de Paris en 1900. Ceux-ci devaient confirmer l'émergence du label olympique naissant, mais ils passent totalement inaperçus, notamment parce qu'ils furent organisés dans le cadre imposant de l'Exposition universelle et englobés dans des "concours internationaux d'exercices physiques et de sports", fourmillant d'épreuves pour le moins farfelues, comme un concours de montgolfières, des compétitions de croquet, de cerf-volant, de billard, ou une course d'ânes... Le tout avait été mis en place par l'Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA). Le résultat est qu'il n'est nullement fait mention de "Jeux olympiques" dans les documents officiels ou sur les affiches de promotion.
Vexé, de Coubertin se battra pendant vingt ans pour ramener les jeux dans sa ville, en 1924: il s'agira alors de la huitième édition de l'événement. Paris faisait alors face à une grosse concurrence pour en être hôte, face à Amsterdam, Barcelone, Los Angeles, Lyon, Prague et Rome. Après cela, le baron démissionne de la présidence du CIO en 1925, au grand soulagement dudit Comité qui n'en peut plus de ses manières d'autocrate.
A sa mort, ce personnage paradoxal, à cheval entre les époques et les milieux sociaux, laisse un testament étonnant: il demande que son corps repose à Lausanne, mais que son cœur soit transporté à Olympie sur le site des Jeux antiques.
Il y est toujours, inséré dans une stèle où les personnes passionnées par l'olympisme peuvent venir rendre hommage à ce père controversé des Jeux olympiques modernes.
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Article: Stéphanie Jaquet et l'afp
Archives: Sophie Meyer, Martine Cameroni
Quand Pierre de Coubertin écrivait à Hitler
Une lettre de Pierre de Coubertin à Adolf Hitler en 1937 est reproduite dans le livre "Pierre de Coubertin, l'homme qui n'inventa pas les Jeux olympiques", du journaliste Aymeric Mantoux, aux éditions du Faubourg.
Cette lettre, inédite dans une publication française, provient des archives du Troisième Reich, d'où l'historien allemand Hans Joachim Teichler l'a extraite: "Ce chercheur a revisité toute l'Histoire des sports en Allemagne au XXᵉ siècle. Il a trouvé cette lettre qui prouve que, contrairement à ce que disent la famille de Coubertin et le Comité international olympique (CIO), il y avait bien des rapports entre les deux hommes", remarque Aymeric Mantoux.
Datée du 17 mars 1937, la missive remercie le régime allemand pour sa contribution à son "année jubilaire", à savoir les 50 ans de son action de promotion du sport.
Historiennes et historiens ont retrouvé la trace de versements de l'Allemagne nazie à un fonds de dotation monté par Pierre de Coubertin pour poursuivre son action; le Troisième Reich se préparait à ouvrir à Berlin un "Institut international olympique".
Pierre de Coubertin, qui avait 73 ans au moment des JO de Berlin en 1936, ne s'y est pas rendu: "On ne sait pas pourquoi. Les Jeux de Berlin sont pourtant l'acmé de ce qu'il voulait faire", relève l'auteur.
Hitler a été le premier à instrumentaliser les Jeux en offrant au monde un spectacle au service de la propagande nazie. "Entre les deux guerres, les démocraties d'abord, puis les régimes fascistes vont mettre en place des politiques sportives, des productions de puissance athlétique: le régime hitlérien le fait à une échelle assez démesurée, suivi plus tard par l'URSS, qui ne rentre en scène qu'en 1952", explique Patrick Clastres, historien du sport.
Les Jeux olympiques, une trêve
En 1936, Pierre de Coubertin estime que les applaudissements "s'expriment uniquement en proportion de l'exploit accompli et en dehors de toute préférence nationale. Tous les sentiments nationaux exclusifs doivent alors faire trêve et, pour ainsi parler, être mis en congé provisoire.
Pour lui, l'olympisme constitue une trêve et il s'imagine même, "en pleine guerre", voir des armées adverses "interrompre un moment leurs combats pour célébrer des jeux musculaires, loyaux et courtois".
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