En tirant des missiles balistiques, des missiles de croisière et des drones depuis son territoire vers l'Etat hébreu dans la nuit de samedi à dimanche, la République islamique d'Iran a franchi une barrière qu'elle s'était jusqu'à présent imposée afin d'éviter une potentielle escalade.
Selon le gouvernement israélien, 99% des engins ont pu être interceptés grâce au Dôme de Fer — le système de défense antimissile national — mais aussi à l'aide de défenses antiaériennes américaines, jordaniennes, françaises et britanniques. "C'est une prouesse incroyable (...) mais cela montre aussi que l'Iran n'est pas la puissance militaire qu'il prétend être", a commenté dimanche John Kirby, porte-parole du Conseil national de sécurité des États-Unis.
A Jérusalem et à Tel Aviv, on cherche à minorer les tirs de samedi mais on a désormais peur et il y a de quoi
Dans un billet d'opinion pour Le Figaro, Sébastien Boussois, chercheur et spécialiste du monde arabe à l'Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales de Bruxelles (IHECS), relativise le revers iranien. "Est-ce vraiment un échec pour ce pays sous sanctions depuis des années? En moins d'une année, le Hamas a frappé comme jamais pour la première fois directement sur le sol israélien le 7 octobre dernier, faisant près de 1400 morts, et cette fois-ci, c'est le régime iranien qui s'y est mis. L'image d'un Etat hébreu intouchable, respecté car craint, ne tient plus qu'à un fil", analyse-t-il.
Et d'ajouter: "Pour Téhéran, c'est évidemment un succès absolu et il a raison: A Jérusalem et à Tel Aviv, on cherche à minorer les tirs de samedi mais on a désormais peur et il y a de quoi. Dans une telle situation, le plus à craindre n'est pas la force mais la détermination à passer à l'acte."
Quelle réplique apporter?
S'exprimant lundi au micro de l'émission Tout un monde, Aaron David Miller, ex-négociateur américain pour le Moyen-Orient, partage cet avis. D'après lui, même si les attaques n'ont fait que très peu de dégâts, elles marquent le franchissement d'un nouveau seuil et Israël devra réagir.
>> Relire à ce sujet : Aaron David Miller: "Les Iraniens peuvent dire que l’affaire est close, pour Israël, ce n'est pas le cas"
Reste donc à savoir quelle sera la réplique de l'Etat israélien. Pour l'instant, plusieurs scénarios sont évoqués dans la presse et par les spécialistes.
Le premier serait une riposte sur d'autres fronts régionaux comme au Liban, la base du Hezbollah, allié indéfectible du régime iranien. Le second, une attaque symbolique sur sol iranien, en parallèle de frappes plus importantes de positions iraniennes ou pro-iraniennes sur des théâtres voisins (Liban, Syrie ou Irak). Le troisième, et de loin le plus risqué, une campagne de frappes massives sur sol iranien.
Des capacités militaires iraniennes réelles
Cette dernière option est sans doute à ce stade la moins probable, même si les milieux nationalistes israéliens exigent une réponse extrêmement ferme aux attaques iraniennes. Promettant de "défendre Israël", les Etats-Unis poussent de leur côté Benjamin Netanyahu à agir avec mesure. Washington a d'ores et déjà expliqué qu'il ne participerait pas à des frappes de représailles sur sol iranien.
Si néanmoins ce choix devait être fait par le Premier ministre, Israël ferait face à un adversaire redoutable. Les forces armées iraniennes sont parmi les plus importantes du Moyen-Orient, avec au moins 580'000 militaires en service actif et environ 200'000 réservistes formés, répartis entre l'armée traditionnelle et le Corps des Gardiens de la révolution, selon une évaluation réalisée en 2023 par l'Institut international pour les études stratégiques (IISS).
Interviewé par le New York Times, Afshon Ostovar, professeur agrégé des affaires de sécurité nationale à l'Ecole navale supérieure américaine (NPS) et expert de l'armée iranienne, explique que depuis des décennies, la stratégie militaire de Téhéran s'est ancrée dans la dissuasion, en mettant l'accent sur le développement de missiles de précision de longue portée, de drones et de défenses aériennes.
"L'Iran possède l'un des plus grands arsenaux de missiles et de drones au Moyen-Orient (...) cela inclut les missiles de croisière, les missiles antinavires et les missiles balistiques d'une portée allant jusqu'à 2000 kilomètres. Ils ont donc la capacité suffisante pour atteindre n'importe quelle cible au Moyen-Orient, y compris Israël", précise-t-il.
De plus, les différentes installations de stockage des munitions et les bases militaires sont très dispersées à travers le pays. La plupart du temps enfouies sous terre, elles sont fortifiées et protégées par de nombreuses défenses antiaériennes, ce qui rend compliqué de les détruire avec des frappes.
Le choix d'une guerre asymétrique
Outre le nombre de ses soldats, de ses missiles, de ses drones et de ses défenses antiaériennes, l'Iran possède un autre avantage de taille: la possibilité d'actionner une guerre asymétrique.
En effet, Téhéran a su depuis de nombreuses décennies tisser ce qu'il appelle "son axe de la résistance à Israël", avec des forces proxys (des groupes paramilitaires souvent considérés comme terroristes qui viennent en aide à l'Iran en échange d'armes et de financement, ndlr).
Milices chiites irakiennes, groupes armés syriens, rebelles houthis yéménites, mouvement Hamas palestinien et Hezbollah libanais. Toutes ces organisations, plus ou moins proches de Téhéran, pourraient opérer simultanément contre Israël si l'Iran était attaqué. Pour Tel Aviv, le danger le plus pressant viendrait très probablement de sa frontière nord, où le Hezbollah pourrait causer d'importants dommages à l'Etat hébreu.
>> Relire à ce sujet : Quels risques d'escalade entre Israël et le Hezbollah libanais?
Dans cette même logique de guerre asymétrique, Téhéran pourrait également bloquer, au moins temporairement, le détroit d'Ormuz, essentiel au trafic maritime et à l'approvisionnement énergétique mondial. La République islamique d'Iran a construit à cet effet une grande flotte de hors-bord, mais aussi quelques petits sous-marins.
Suprématie technologique israélienne
Mais si l'Iran possède de véritables avantages dans un éventuel conflit ouvert avec Israël, son armée n'est pas exempte de lacunes importantes.
La majeure partie de ses chars datent de l'ère soviétique et ont été achetés à la chute du bloc communiste. Plusieurs d'entre eux ont été rénovés et "mis à niveau", mais ils restent loin des standards pour une guerre moderne. La marine iranienne est aussi limitée et ne dispose que de quelques grands navires de guerre.
Mais la faiblesse principale des forces iraniennes réside sans aucun doute dans leur armée de l'air. Une grande partie des avions du pays datent de l’époque du Shah, qui a dirigé l’Iran de 1941 à 1979, et nombre d’entre eux ont été désactivés faute de pièces de rechange.
Tout à l'inverse, Israël dispose d'un arsenal militaire beaucoup plus récent. Le pays actualise fréquemment sa flotte de chars Merkava, qui sont considérés comme parmi les meilleurs tanks au monde et dotés d'une technologie de pointe.
Dans les airs également, l'avantage de Tel Aviv serait stratosphérique en cas de conflit armé. Israël possède 142 hélicoptères d'attaque et plus de 300 avions de combat prêts à l'emploi, dont des F-16 américains mais aussi et surtout, 30 F-35, joyaux de l'armée de l'air américaine. Ces derniers sont si difficiles à détecter que certains appareils auraient réussi à survoler Téhéran en 2018 sans être repérés par les radars iraniens. L'information n'a jamais été confirmée publiquement par Israël, mais elle confirme la suprématie aérienne totale que pourrait avoir l'Etat hébreu dans un conflit avec l'Iran.
Très avantagée technologiquement, l'armée israélienne serait par ailleurs sans aucun doute épaulée par les forces américaines dans le cas d'une guerre ouverte avec Téhéran, ce qui renforcerait encore sensiblement son avantage.
Pour Alain De Neve, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense belge, cet appui irait même au-delà de l'aide américaine: "Il faut se rendre compte que la situation dans la mer Rouge et dans le Golfe persique est au coeur des préoccupations non seulement américaines et britanniques, mais également européennes", explique-t-il à la RTBF.
Isolé, ne disposant pas de la dissuasion nucléaire, au contraire d'Israël, le régime iranien aurait donc peu de chance de s'en sortir. Mais c'est bien le coût qu'il pourrait infliger au cours d'une guerre avec l'Etat hébreu qui est dans la balance. "Il y a une raison pour laquelle l’Iran n’a pas été frappé (...) ce n’est pas que ses adversaires le craignent. C’est qu’ils réalisent que toute guerre contre Téhéran est une guerre très sérieuse", résume Afshon Ostovar.
Tristan Hertig