John Ntwali est journaliste d'investigation au Rwanda. Il travaille avec des médias internationaux comme Al Jazeera ou M6, notamment sur l'expropriation d'un bidonville pour laisser la place à un projet immobilier à Kigali. Durant cette période, John reçoit des menaces de morts et se confie à des amis journalistes.
Quelques jours plus tard, la police annonce son décès, tué lors d'un accident de moto-taxi en pleine nuit. Une mort qui est au cœur d'un projet Rwanda Classified, une enquête collaborative de la RTS et de Forbidden Stories, un groupe de journalistes internationaux, qui a pour but de continuer le travail de collègues menacés ou assassinés.
"Je ne crois pas à la version officielle de l'accident"
En Suisse, Tharcisse Semana est le président de l'Union des journalistes rwandais en exil. Son association était en contact avec John Ntwali avant son décès. "Je ne crois pas à la version officielle de l'accident. John nous a confié être menacé. Les services secrets rwandais sont venus à son domicile pour lui dire de changer de ligne éditoriale, d'arrêter ses investigations".
Tharcisse a lui-même dû fuir le Rwanda à cause de ses enquêtes critiques contre le régime de Paul Kagame, le président actuel de ce petit pays d'Afrique de l'Est. Ce journaliste rwandais, enseignant de formation, vit à Sierre.
Le souvenir du génocide est instrumentalisé pour faire taire les voix dissidentes et les critiques
Une coalition d'organisations de la société civile a demandé aux autorités rwandaises de garantir une enquête indépendante sur la mort du journaliste John Williams Ntwali. Arnaud Froger de Reporter sans frontière (RSF) explique: "officiellement, John Ntwali a été tué dans un accident de voiture, mais il y a énormément de zones d'ombre et d'incohérence dans la version officielle de l'accident."
Selon RSF, le Rwanda est un pays africain avec un des bilans les plus mauvais en termes de liberté de la presse. Il est classé 144 sur 180 pays dans le monde. Selon RSF, neuf journalistes sont décédés et une quarantaine ont dû fuir à l'étranger à cause de leur travail depuis 1996.
Début mai, c'est la journaliste Agnès Uwimana Nkusi qui a fui son pays. Cette reporter et youtubeuse est officiellement accusée de divisionnisme et de négationnisme. Pour Arnaud Froger, "ces arguments sont utilisés pour restreindre le travail des journalistes. Le souvenir du génocide est instrumentalisé pour faire taire les voix dissidentes et les critiques."
Un "modèle" en Afrique de l'Est
Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsis, les accusations de négationnisme sont extrêmement sérieuses. Les génocidaires hutus ont tué près d'un million de Rwandais en 1994. A l'époque, des médias comme radio Mille Collines ont participé à la montée de la haine et poussé au génocide.
Depuis la chute du régime génocidaire, le président Kagame a pris le pouvoir et dirige le pays avec succès. Elu à 93% en 2010, à 98% en 2017, il brigue un nouveau mandat cette année, sans aucun réel adversaire politique. La Constitution a été changée afin qu'il puisse rester théoriquement au pouvoir jusqu'en 2034.
Le président peut se targuer d'un développement économique important, de politiques environnementales ambitieuses et d'une criminalité dans le pays très faible. Le Rwanda fait figure de modèle en Afrique de l'Est.
Un régime contesté hors des frontières
Hors des frontières rwandaises, le régime de Paul Kagame est contesté par une partie de la diaspora qui se présente comme des opposants politiques. Paul Rusesabagina est probablement l'opposant le plus célèbre. Il a inspiré le film hollywoodien Hotel Rwanda. Une histoire d'un gérant d'hôtel qui aurait sauvé des Tutsis durant le génocide.
Paul Rusesabagina est dans la vraie vie un personnage controversé. Réfugié aux Etats-Unis, il est présenté en Occident comme un opposant au régime autoritaire de Paul Kagame. Il a toutefois soutenu publiquement des groupes armés pour renverser par la force le président actuel.
Paul Kagame n'est pas content avec moi, je suis une menace pour lui. Soit vous êtes avec lui, de son côté, soit vous êtres contre lui et vous êtes morts
En 2020, Paul Rusesabagina est piégé par les services secrets rwandais. Il prend place dans un avion pour le Burundi. C'est un soi-disant ami pasteur qui l'invite pour ce déplacement à l'étranger. En réalité, cet ami pasteur est un agent double. L'avion privé ne vole pas vers le Burundi, mais vers Kigali, la capitale du Rwanda. Pris au piège, il atterrit au Rwanda où il est jugé pour terrorisme. Paul Rusasebigna est finalement libéré deux ans plus tard grâce aux pressions diplomatiques américaines.
Par vidéoconférence, il explique à Forbidden Stories: "j'ai été kidnappé. Dans l'avion, à aucun moment j'ai imaginé que nous nous dirigions vers le Rwanda au lieu du Burundi. Ce n'est que lorsque j'ai vu la tour de contrôle de l'aéroport que j'ai réalisé (...) quand ils ont ouvert la porte de l'avion, j'ai vu les soldats sur le tarmac".
Opposant pour les uns, terroriste pour les autres, Paul Rusesabagina explique avoir été ciblé également par des tentatives d'assassinat en Europe. "Paul Kagame n'est pas content avec moi, je suis une menace pour lui. Soit vous êtes avec lui, de son côté, soit vous êtres contre lui et vous êtes morts".
La "naïveté" des Occidentaux
Pour une grande partie de la diaspora rwandaise, cette affaire illustre la naïveté des Occidentaux. Ce héros d'Hollywood n'est pas un vrai opposant, il aurait du sang sur les mains, explique César Murangira, le président de l'association rwandaise suisse IBUKA.
Il est légitime de poursuivre jusqu'en Suisse, en Europe, les personnes qui contribuent à diviser le Rwanda. Il en va de la sécurité du pays, et de la nécessité d'éviter un nouveau génocide
"Pour les Rwandais, Paul Rusesabagina ne représente rien. Il a été mis en avant par l'Occident comme un opposant, pour soi-disant faire une balance avec le gouvernement actuel. Il n'est pas soutenu par la population. Il est une menace, il a dirigé un parti politico-militaire avec une coalition d'anciens génocidaires. Le gouvernement, comme partout ailleurs, a l'obligation de prendre tous les moyens pour stopper une personne, un terroriste qui menace un pays."
César et son association IBUKA organisent des manifestations en Suisse pour commémorer le génocide contre les Tutsis. Il a lui-même perdu cinq frères et sœurs en 1994. Il explique qu'il existe encore aujourd'hui "des génocidaires, c'est-à-dire des personnes qui nourrissent une certaine idéologie, l'idéologie qui nous a conduit au génocide. Ils se déguisent souvent en opposants, mais en réalité, ce sont des personnes qui ont commis des crimes ou qui soutiennent des mouvements qui ont commis des crimes".
Pour César, la mission d'IBUKA est de soutenir les victimes du génocide, mais aussi "de mettre en garde la Suisse contre ces personnes". "Il est légitime de poursuivre jusqu'en Suisse, en Europe, les personnes qui contribuent à diviser le Rwanda. Il en va de la sécurité du pays, et de la nécessité d'éviter un nouveau génocide".
Meurtres à l'étranger
Selon Human Rights Watch (HRW), le gouvernement de Paul Kagame est allé beaucoup trop loin. Un rapport de HRW accuse les autorités rwandaises d'être responsables de meurtres, passages à tabac et enlèvements de dissidents à l'étranger.
Selon HRW, le régime a éliminé à l'étranger de nombreux opposants, notamment des anciens ministres ou militaires proches de Kagame qui ont fait défection. Il y a par exemple Patrick Karegeya, mort en 2014, étranglé dans une chambre d'hôtel en Afrique du Sud. Il était l'ancien chef du renseignement de Kagame, fondateur d'un parti d'opposition.
Il y a également le chanteur chrétien et activiste rwandais Kizito Mihigo. Cet artiste chantait la paix et la réconciliation. Accusé de négationniste alors qu'il est lui-même rescapé du génocide, il est mort en prison en 2020, officiellement d'un suicide. Le régime de Kagame a toujours nié toute implication dans ces décès.
Pour Reporter sans frontières, la répression s'étend également contre les journalistes, même en Europe. En Belgique, plusieurs journalistes ont dû être mis sous protection policière lors de conférence. En Suisse, Tharcisse Semana, le journaliste helvético-rwandais, confirme avoir lui aussi fait l'objet de menaces et d'intimidation.
François Ruchti, en collaboration avec Forbidden Stories
Sujet Mise au point Dimanche soir à 20h
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