Trente ans après le génocide, la mue du Rwanda est en marche, mais loin d'être terminée
Le 7 avril 1994, l’avion du président Juvénal Habyarimana est abattu, déclenchant trois mois de folies meurtrières de la part de milices Hutus et faisant 800'000 victimes.
Si, 30 ans après, le travail de mémoire, de pardon et de résilience est toujours en cours, le Rwanda s’est bien métamorphosé.
Etat d'esprit rwandais et croissance économique
Dans la version contemporaine du Rwanda, par exemple, l’origine ethnique n’est plus un critère que l’on retrouve sur les cartes d’identité. Il n’y a plus ni Hutus, ni Tutsis. Il n’y a plus que des Rwandais, insiste le président Paul Kagamé.
Pour John Huku, député du Front patriotique rwandais, le parti présidentiel, il y a désormais un état d'esprit commun. "Le Rwanda était détruit (...) Nous sommes partis du néant et on a bâti les infrastructures que vous pouvez voir. Mais bien plus que cela, nous avons bâti un état d'esprit rwandais (...) Aujourd'hui, nous ne sommes plus divisés comme avant", indique-t-il dans La Matinale mardi.
En matière d’économie, de sécurité, de santé et de lutte contre la corruption les améliorations sont réelles. L'économie est en croissance, la pauvreté diminue et une classe moyenne émerge avec une jeunesse qui rêve de participer au renouveau du pays.
"Je me sens en sécurité et très fier de mon pays. Nous sommes en pleine croissance dans tous les secteurs de l'économie (...) J'ai beaucoup d'espoir dans le futur de mon pays", se réjouit au micro de la RTS un étudiant en télécommunications de 24 ans, qui vit dans la capitale Kigali.
Régime "autoritaire" et "méfiance"
Mais il reste une ombre au tableau. Pour de nombreuses ONG, la liberté d’expression et les droits démocratiques fondamentaux sont loin d’être respectés par un régime décrit comme autoritaire.
Jean Hatzfeld, ancien journalise de guerre et auteur de six livres sur le Rwanda, n'est pas sûr que l'état actuel du pays soit une preuve qu'il n'y aura pas de représailles. "Je suis perplexe", dit-il au micro de la RTS mardi. "Tout repose sur la politique de réconciliation" et "malgré ce qu'on dit, il y a une méfiance qui reste" entre Hutus et Tutsis. "Parmi les 20-30 derniers mariages que j'ai vus (...) il n'y avait aucun mariage mixte."
Trop de familles essaient de passer à côté de la vérité quand elles parlent du génocide avec les jeunes
Les traumatismes du génocide n'ont en effet pas disparu et en parler en famille reste souvent compliqué et délicat. "On insiste pour que quand les familles racontent ce qu'il s'est passé aux jeunes, elles leur disent la vérité. Trop de familles essaient de passer à côté de la vérité quand elles en parlent avec eux", avance Naphatali Ahichakillé, secrétaire général de l'association Ibuka qui perpétue la mémoire des victimes.
De son côté, le député d’opposition du Parti vert démocratique Franck Habineza relativise la situation. Il constate qu’au fil des années, elle s’améliore, ce qui lui a permis de rentrer de son exil suédois. Il est désormais candidat pour la présidentielle de juillet prochain.
En 2009, les membres de mon parti étaient physiquement battus dans la rue
"C'est déjà beaucoup mieux qu'il y a douze ou quinze ans. En 2009, les membres de mon parti étaient physiquement battus dans la rue, leurs meetings étaient interdits. Des gens étaient emprisonnés. Le vice-président du parti a même été décapité en 2010", décrit-il.
Toutefois, il reconnaît que "tout n'est pas encore parfait" et que les efforts doivent continuer.
Pour de nombreux Rwandais, l’autoritarisme du régime est néanmoins un moindre mal: selon eux, c'est le prix à payer pour tourner la page du génocide et se développer.
Reportages radio: Nicolas Vultier
Propose recueillis par Delphine Gendre
Adaptation web: Julie Marty
"Le silence du rescapé"
Le génocide qui s'est déroulé au Rwanda est un cas particulier comparé à la guerre, note Jean Hatzfeld, qui s'est rendu dans le pays début juillet 1994. Il parle d'un "plan prémédité et programmé d'extermination d'une partie de la population" sans combats.
Au Rwanda, "ce sont des tueries sans témoins". A la guerre, "vous voyez les combats", comme en Ukraine. Les journalistes sont mis "à l'écart" dans les génocides et s'y rendent ensuite. C'est pourquoi il a écrit depuis six livres pour raconter le génocide et donner la parole aux victimes et aux génocidaires.
Trop tard pour parler
Il relève un phénomène particulier lié à l'événement: "le silence du rescapé". "A la guerre, les victimes ont intérêt à parler et le font beaucoup", mais pas dans un génocide, observe-t-il.
"Une Palestinienne accuse, se plaint (...) car l'avenir est devant elle" alors qu'une victime au Rwanda, elle "se tait" et "elle a beaucoup de raisons de se taire", assure l'invité de La Matinale. "Elle pense qu'elle ne va pas être crue ou alors que c'est trop tard pour parler". Parfois, elle peut aussi avoir "un peu honte de quelque chose qu'elle a fait", comme de "s'être sauvée ou d'avoir abandonné un enfant dans la course".
Témoigner est "un acte de générosité", souligne Jean Hatzfeld, qui comprend que les victimes ont considéré avoir été "abandonnées de tout le monde", de leur société, des pays voisins, de Dieu et de leur pays tutélaire, poursuit-il. "Alors pourquoi faire cet effort de parler?"
Il aura fallu à l'ancien journaliste de guerre attendre trois ans pour recueillir les témoignages et retourner au Rwanda.