L'expérience a secoué le monde de la culture et des médias en Pologne début novembre. Placée en liquidation et contrainte de se séparer de certains pigistes en septembre, la chaîne Radio Off Cracovie décide de confier la présentation de ses émissions à des journalistes virtuels pilotés par l'intelligence artificielle: Kuba, Alex et Emi. Tous trois ont une identité vocale, visuelle et une personnalité résumée en quelques lignes sur le site de la radio. Emi est ainsi une étudiante en journalisme passionnée de pop culture.
Symboliquement, on peut dire qu’on a été remplacés par l’IA
Leur arrivée sur les ondes a suscité l'indignation en Pologne, à commencer par celle du journaliste pigiste Mateusz Demski, qui a immédiatement dénoncé la création de ces trois avatars. La radio avait justement cessé de collaborer avec lui en septembre.
"Il y a encore quelques mois, on était des collaborateurs en chair et en os. Aujourd’hui, trois nouveaux présentateurs ont été créés avec l’aide de l’intelligence artificielle. Symboliquement, on peut donc dire qu’on a été remplacés par l’IA", a-t-il résumé lundi dans l'émission Tout un monde de la RTS.
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"Un projet censé ouvrir la discussion"
Une accusation dont la chaîne s’est formellement défendue. Pour le directeur de la radio Marcin Pulit, il s’agissait avant tout d’un projet censé ouvrir la discussion sur les limites de l’utilisation de l’IA en Pologne. "Notre expérimentation radiophonique est une contribution au débat et aux décisions juridiques qui seront prises sur le sujet", s'est-il justifié.
Parmi ces expériences, l'interview de Wislawa Szymborska, prix Nobel de littérature en 1996 et décédée en 2012. C’est l'avatar d’Emi qui a mené la conversation avec elle en direct jeudi dernier. Cette entrevue virtuelle a été préparée en amont pour vérifier et valider les propos que l'IA a prêtés à l’autrice disparue.
"Un journaliste a d’abord demandé à Chat GPT quelle serait la réponse de Wislawa Szymborska à telle ou telle question, puis on l’a transposée dans sa voix artificielle", explique Marcin Pulit.
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"Ça peut devenir un instrument de manipulation"
Aux yeux de Lukasz Zalewski, un autre ancien pigiste de Radio Off Cracovie, faire interviewer par une IA une personnalité décédée incarnée par une autre IA va trop loin. "On ne peut pas prétendre savoir ce que pensent ces personnalités. On met dans leur bouche des mots qu’ils n’auraient peut-être jamais dits. On ne peut pas parler pour eux! Et ça peut devenir un instrument de manipulation", met-il en garde.
Derrière ces créations, il y avait encore des personnes réelles [...] Mais cette légende selon laquelle on aurait remplacé nos journalistes par des avatars a continué à propager
L'expérimentation a finalement tourné court. Après qu'une pétition demandant la suppression de ces journalistes pilotés par IA a rassemblé plus de 17'000 signatures en 24 heures, Marcin Pulit s’est résigné ce lundi, annonçant renoncer à ces collaborateurs d’un nouveau genre.
"Derrière ces créations, il y avait encore des personnes réelles, des journalistes qui, en utilisant l’intelligence artificielle, généraient des dépêches et des textes simples. Ils étaient ensuite vérifiés et déclamés par les voix artificielles des avatars. Mais cette légende selon laquelle on aurait remplacé nos journalistes par des avatars a continué à se propager. On a donc décidé d'arrêter", témoigne le directeur de Radio Off Cracovie.
Lois d'encadrement en cours de travail
Il s’estime néanmoins satisfait du débat suscité par le projet. Journalistes, artistes et mêmes hommes politiques ont réagi à chaud, plaidant pour un encadrement juridique de l’utilisation de l’IA en Pologne. Le ministre du Numérique Krzysztof Gawkowski a ainsi annoncé que son ministère travaillait déjà sur les ajustements légaux nécessaires.
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"On doit faire ces changements de façon responsable pour que les humains ne soient pas perdants au change. Nous travaillons au ministère sur des lois qui vont dans cette direction", a-t-il indiqué. "L'humain reste au centre de nos préoccupations. L'IA ne doit pas agir contre l'homme, mais être un outil pour l’aider"
Alors que le projet devait s’étaler sur une durée de trois mois, il a pris fin une semaine à peine après son lancement.
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Sujet radio: Adrien Sarlat
Rédaction web: Vincent Cherpillod