Résumé de l’article
Pourquoi le nombre de morts à Gaza est certainement largement sous-estimé
Une étude publiée le 10 janvier dans la renommée revue médicale The Lancet estime que probablement environ 64'260 personnes ont été tuées par les bombardements israéliens à Gaza entre le 7 octobre 2023 et le 30 juin 2024. Le ministère de la Santé du Hamas comptabilise lui 37'877 décès pour la même période, soit 41% de moins que The Lancet.
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Cette sous-estimation du nombre réel de victimes n'étonne pas Nicole Niederberger, référente santé pour Médecins du Monde, qui a des équipes sur place à Gaza: "Le système de veille épidémiologique du ministère de la Santé à Gaza est gravement affecté par la guerre et il n’est pas surprenant que le comptage des morts soit défaillant."
Il n'y a aucun intérêt pour le ministère de la Santé à manipuler artificiellement les données, déjà dramatiques, qu'il publie
"Les ressources, déjà très limitées, sont prioritairement affectées à la fourniture de soins médicaux, ce qui entraîne un risque important de sous-rapportage, dû à plusieurs facteurs: incapacité des hôpitaux à rapporter, décès survenant en dehors des établissements de santé non rapportés, personnes disparues."
La crédibilité des chiffres du ministère de la Santé de Gaza ont toutefois été mis en doute par Israël. Un rapport du think tank britannique Henry Jackson Society, souvent qualifié de néo-libéral et néo-conservateur, estime également que les chiffres du Hamas ne sont pas fiables. Il a notamment remarqué que 103 noms d'hommes (moins de 0,3% des victimes) avaient été comptabilisés en tant que "femmes".
Environ 10'000 disparus
Nicole Niederberger estime néanmoins que le ministère gazaoui n'a pas intérêt à falsifier ses chiffres. "Quelle que soit la méthode utilisée, que ce soit le comptage du ministère de la Santé ou le calcul de probabilité du Lancet, le nombre de victimes est colossal, démesuré, et comprend un grand nombre de civils non impliqués dans le conflit. "
"Dans ce contexte, il n'y a aucun intérêt pour le ministère de la Santé à manipuler artificiellement les données, déjà dramatiques, qu'il publie. En effet, une telle démarche risquerait de nuire à sa crédibilité auprès du public, des chercheurs et des acteurs politiques."
Le nombre de 64'260 décès articulé par l'étude publiée dans The Lancet ne prend par ailleurs pas en compte les personnes disparues. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU (OCHA), environ 10'000 habitants de Gaza portés disparus seraient enterrés sous les décombres.
Tant les chiffres de l'étude que ceux du ministère de la Santé prennent uniquement en compte les morts directement causées par les tirs israéliens. Si l'on comptabilise les décès indirects, tels que ceux dus au manque de soins ou de nourriture, le nombre de morts devient beaucoup plus important.
Quatre fois plus de décès indirects
Une "lettre", également publiée dans The Lancet, estimait "pas improbable" que le nombre de morts directs et indirects au 19 juin 2024 soit de 186'000. Ses auteurs ont basé leur estimation sur le principe, souvent utilisé, que le nombre de victimes dans un conflit armé est de quatre morts indirects pour un mort direct.
Si l'on applique cette estimation au dernier bilan fourni par le Hamas, le nombre total de victimes serait alors aujourd'hui de plus de 233'500 morts, soit plus d'une personne sur dix se trouvant dans la bande de Gaza avant le 7 octobre 2023.
Un grand nombre d'enfants souffrent de diarrhées qui se propagent rapidement d'une personne à l'autre en raison de l'insalubrité et de la promiscuité
Cette "lettre" n'a pas la même valeur scientifique qu'un article ayant passé le processus de vérification par les pairs. Mais pour Nicole Niederberger, les expériences des équipes de Médecin du Monde à Gaza tendent à confirmer ces conclusions.
"Dans les cliniques que nous soutenons, nous constatons, par exemple, un grand nombre d'enfants souffrant de diarrhées, se propageant rapidement d'une personne à l'autre en raison de l'insalubrité et de la promiscuité, ou des femmes enceintes, épuisées par la double épreuve de la grossesse et des conditions de vie et de nutrition très précaires", prend-elle en exemple.
Nicole Niederberger explique qu'à cause de l'insécurité, les personnes malades parviennent souvent trop tardivement à l'hôpital, ce qui aggrave encore leur état de santé. Ils sont en outre accueillis dans des conditions de plus en plus précaires, avec moins de possibilités de traitement. "Cela conduit à de nombreux décès qui auraient pu être évités dans d'autres circonstances", conclut-elle.
Antoine Schaub
La méthode statistique "capture-recapture"
Les chercheurs de l'étude publiée par The Lancet ont employé une méthode statistique appelée "capture-recapture" qui a déjà été utilisée pour estimer le nombre de morts dans d'autres conflits dans le monde, qui s'appuie sur trois listes. La première est celle fournie par le ministère de la Santé et comprend les corps identifiés dans les hôpitaux ou les morgues.
La deuxième est issue d'une enquête en ligne lancée par le ministère de la Santé, dans laquelle les Palestiniens ont signalé le décès de leurs proches. La troisième a été établie à partir de notices nécrologiques publiées sur des réseaux sociaux comme X, Instagram, Facebook et WhatsApp, lorsque l'identité du défunt a pu être vérifiée. Les chercheurs ont ensuite examiné les listes de morts à la recherche de doublons.
"Cette méthode, fiable et éprouvée dans des contextes de guerre, a déjà été utilisée pour évaluer la mortalité dans de nombreuses situations de conflits armés", observe Nicole Niederberger, de Médecins du Monde.