La croissance du crime organisé menacerait-il l'essence même de la démocratie?

Le crime organisé, une nouvelle menace pour les démocraties européennes: interview de Michel Claise
Le crime organisé, une nouvelle menace pour les démocraties européennes: interview de Michel Claise / Forum / 10 min. / hier à 19:00
Chaque année, le crime organisé génère dans le monde des profits estimés à plus de 2000 milliards de dollars, soit près de 2% de la totalité du PIB mondial. Pour le spécialiste belge Michel Claise, ce phénomène menace directement la survie des démocraties. Il en appelle donc à une prise de conscience urgente du monde politique.

Ce chiffre, pourtant déjà vertigineux, est sans doute appelé à augmenter au vu de la puissance croissante des réseaux criminels. L'année 2024 a notamment été marquée par un grand nombre de fusillades dans plusieurs pays européens. Ancien juge d'instruction, Michel Claise estime qu'il s'agit d'un signal "extrêmement inquiétant pour l'Europe".

Interrogé mercredi dans Forum, l'auteur de "Combattre la criminalité, une urgence démocratique" (éd. Racines, 2024) confirme que le phénomène est grandissant au niveau mondial, et que les Etats ne le contrôlent plus.

La démocratie, ce n'est pas seulement le suffrage universel, c'est aussi des valeurs telles que l'accès à l'enseignement, la justice, la santé et le respect des droits humains

Michel Claise

"Au niveau politique, il y a des Etats dans le monde qui subissent la loi des organisations criminelles. En Europe, la politique n'est pas encore tout à fait pénétrée, et j'espère qu'elle ne le sera jamais. Mais sur le plan de l'économie, les chiffres sont tellement gigantesques que l'impact est bien réel", développe-t-il.

Or, "à partir du moment où une économie parallèle s'installe, on touche forcément à l'équilibre social. Car la démocratie, ce n'est pas seulement le suffrage universel, c'est aussi la démocratie sociale. Des valeurs telles que l'accès à l'enseignement, la justice, la santé, le respect des droits humains en matière d'immigration... Tout cela est mis en danger par l'effondrement de nos systèmes économiques et le constat que, parallèlement, l'économie des mafias se porte extrêmement bien."

Diminution des moyens

Pour lutter contre ce phénomène, il préconise d'y mettre davantage de moyens. "Il existe des outils juridiques et des bonnes normes, mais le problème, c'est essentiellement le manque de moyens pour les appliquer", détaille-t-il.

La Belgique est un bon exemple: "nous avons des lois qui sont magnifiques, mais nous n'avons pas la possibilité de les appliquer. On a constaté qu'avec quelques sparadraps et bouts de ficelle en matière de cyber-police, des résultats magnifiques ont été obtenus. Imaginez si on multipliait ça, ce serait absolument superbe! Malheureusement, nous ne cessons de constater une diminution des moyens alloués."

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Pourtant, "si on allait chercher cet argent, je pense que nos économies se porteraient mieux. Alors pourquoi ne pas en donner les moyens aux professionnels?", argue-t-il.

Politique proactive à l'étranger

Il en appelle donc à une prise de conscience, de la part du monde politique, de "l'immensité du phénomène". "J'ai un sentiment d'ignorance totale, et mes collègues français ont parfois ce même sentiment", déplore-t-il.

Pour Michel Claise, la solution est claire: il faut s'attaquer à l'argent, le nerf de la guerre. "Pourquoi ne procéderions-nous pas, au niveau européen, et j'inclus la Suisse, à une analyse du produit financier criminel que génère chaque année l'activité des organisations?" propose-t-il.

L'ancien juge d'instruction va même plus loin puisque, selon lui, l'Europe devrait être proactive et intervenir dans les pays liés aux trafics sur les autres continents. "Du temps de Pablo Escobar, les Etats-Unis avaient envoyé leurs 'troupes', le FBI et autres, pour tenter d'éradiquer le phénomène en Colombie. Est-ce que nous avons fait la même chose?" interroge-t-il.

"Il y a des choses à faire en amont, aller dans ces pays et tenter de négocier. Je ne pense pas qu'il y ait une volonté européenne de le faire, mais il serait bien urgent d'y penser."

Propos recueillis par Mehmet Gultas/jop

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En Suisse, le problème de la sacralisation des banques et du port franc de Genève

Interrogé sur l'implication de la Suisse dans les réseaux internationaux, notamment depuis l'abolition de son secret bancaire, Michel Claise estime que le pays ne fait pas figure d'exception. "La Suisse est frappée, comme tous les Etats, par un ensemble de phénomènes comme le narcotrafic. Il y a beaucoup d'argent en Suisse, et donc là où il y a richesse, il y a évidemment un intérêt pour les marchés criminels", observe-t-il simplement.

"Je n'ai pas nécessairement de bons souvenirs de la collaboration judiciaire avec la Suisse", explique-t-il néanmoins. "Quand on touche notamment aux banques, il y a une frilosité épouvantable. Toucher à une banque en Suisse, c'est voir les demandes d'entraide s'enliser."

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Par ailleurs, il pointe le rôle "extrêmement inquiétant" du port franc de Genève, qui contribue au trafic des œuvres d'art. "C'est un pan du blanchiment d'argent", rappelle-t-il. "Et nous avons constaté de très nombreuses irrégularités."

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