Résumé de l’article
Cinquante ans après sa mort, la mémoire du dictateur Franco divise toujours en Espagne
"Nostalgie de la confrontation entre Espagnols" ou "commémoration de la démocratie": l'opposition espagnole de droite et le gouvernement socialiste ont échangé des piques ces derniers jours autour des célébrations prévues en 2025 pour le 50e anniversaire de la mort du dictateur Francisco Franco, survenue le 20 novembre 1975.
Le Premier ministre Pedro Sánchez a annoncé cette initiative en décembre, indiquant qu'elle a pour "objectif unique" de "mettre en valeur la grande transformation réalisée durant ce demi-siècle de démocratie". Il a mentionné "plus d'une centaine d'évènements", indiquant qu'ils auraient pour cadre "nos rues, nos écoles, nos universités et nos musées". Le programme complet n'a pas encore été rendu public.
Présidée par le socialiste, la première cérémonie aura lieu mercredi au musée national Reina Sofía de Madrid, qui abrite le célèbre tableau de Pablo Picasso "Guernica", un symbole de la lutte anti-franquiste.
Boycott de l'opposition
L'initiative du Premier ministre n'a toutefois pas enthousiasmé le reste de la classe politique. L'opposition a ainsi décidé de boycotter la première des cérémonies organisées par l'exécutif espagnol. Alberto Núñez Feijóo, leader du Parti populaire (PP), la principale formation de l'opposition de droite, considère que ces commémorations relèvent de l'opportunisme politique et ont pour seul but de détourner l'attention de l'opinion des déboires de Pedro Sánchez.
Le gouvernement, dans son désespoir, regarde constamment vers le passé. [...] Ils nous ennuient avec ça!
Ce programme émane d'un gouvernement "qui, dans son désespoir, regarde constamment vers le passé", a dénoncé Alberto Núñez Feijó. Mi-décembre, il avait ironisé devant ses troupes sur l'initiative du gouvernement. "Avec leur amertume, ils veulent revenir aux années 40, 50, 60 et 70. Ils nous ennuient avec ça! Nous, avec les Espagnols d'aujourd'hui, nous travaillons pour les Espagnols de demain", a lancé le chef de file du PP.
Le "désespoir" auquel se réfère Alberto Núñez Feijo est une allusion aux affaires judiciaires pour corruption concernant plusieurs membres de l'entourage de Pedro Sánchez, dont sa femme, mais également à la situation politique délicate du socialiste au Parlement, où il n'a pas de majorité et doit marchander le soutien de petits partis régionaux pour faire approuver le moindre projet de loi.
Comme le PP, le parti d'extrême droite Vox, troisième force du pays, boycottera la cérémonie. Le roi d'Espagne Felipe VI ne participera pas non plus au coup d'envoi des célébrations, une absence controversée.
Dans la population, certains préfèrent, eux aussi, oublier le passé: "Ce sont des hommages qui sont perçus comme des outrages, avec un esprit revanchard, et qui réveillent d'anciennes haines", estime Alfredo, un Madrilène interrogé dans le 12h30 de la RTS.
La droite "gênée"
Les socialistes expliquent de leur côté cette réaction de l'opposition par les origines du PP, héritier du parti Alliance populaire fondé en 1976 par un ancien ministre de Franco. "Si le fait de célébrer la démocratie et la liberté ennuie quelqu'un, c'est pour le moins inquiétant", a rétorqué la porte-parole du gouvernement et ministre de l'Education et des Sports Pilar Alegría.
"Mais je crois que plus que de l'ennui, ce que cela produit chez Alberto Núñez Feijo et au sein du Parti populaire, c'est de la gêne. Notamment parce que nous connaissons tous l'histoire de l'origine du Parti populaire et nous savons qui sont ses membres et ses compagnons de route."
"Il me semble important de rappeler avec ces commémorations que la guerre civile (qui a précédé l'arrivée au pouvoir du dictateur, lire l'encadré) n'était pas seulement une bagarre entre nos grands-parents", a conclu la ministre.
Si le fait de célébrer la démocratie et la liberté ennuie quelqu'un, c'est pour le moins inquiétant
"Rafraîchir la mémoire sur ce que représente le franquisme est très important. La jeune génération qui ne [connaît pas] et n'a pas étudié cette époque de l'histoire à l'école doit savoir ce qui s'est passé", abonde Paula, une habitante de Madrid, au micro de la RTS.
Peu de réparations
Les critiques contre l'initiative de Pedro Sánchez sont également venues de l'extrême gauche. Cette dernière y voit une "tromperie" pour masquer le fait que l'Espagne, selon elle, n'a pas fait grand-chose en guise de réparations pour les victimes de la dictature.
Le Premier ministre a fait voter en 2022 une "loi de mémoire démocratique" qui prévoit notamment la création d'un registre des victimes du franquisme et le retrait des symboles de la dictature. Mais la loi n'a pas permis de juger les tortionnaires encore en vie, qui bénéficient de la loi d'amnistie votée durant la transition vers la démocratie.
>> Lire à ce sujet : Le Parlement espagnol adopte une loi pour réhabiliter les victimes du franquisme
A l'initiative de Pedro Sánchez, la dépouille de Franco a été exhumée en 2019 de l'imposant mausolée au nord de Madrid, que le dictateur avait fait construire par des milliers de prisonniers politiques, et transférée dans un cimetière de la capitale après un bras de fer judiciaire, les descendants du dictateur ayant fait recours de cette décision.
>> Relire : La dépouille de Franco transférée dans un autre cimetière
Des injustices minorées
Plusieurs décennies après, l'héritage politique de Franco et la guerre civile continuent donc de diviser l'opinion publique espagnole. Pour Joan María Thomàs, professeur d'Histoire contemporaine à l'université catalane Rovira i Virgili et spécialiste du franquisme, cela est dû au fait que la fin de la dictature en Espagne n'a pas été "brutale, comme celle des dictatures portugaise, allemande ou italienne".
"Il y a eu un grand accord, mais cet accord fut pour regarder vers l'avenir", sans s'appesantir sur les injustices du passé, estime Joan María Thomàs. Il existe en Espagne "une autre mémoire, celle de la partie du pays qui fut franquiste, et qui fut une partie considérable", poursuit le professeur.
Selon lui, se souvenir de la mort de Franco est une chose "positive", dans la mesure où la population espagnole "ne se rend pas bien compte de l'importance d'avoir recouvré un régime démocratique [...] et d'avoir été capable de le consolider".
Pour Juan, qui témoigne dans le 12h30, la dictature "fait partie de l'histoire de l'Espagne et il faut le savoir pour que cela ne se reproduise pas". "C'est simplement dommage, qu'une fois de plus, la classe politique utilise ce thème pour s'affronter."
Sujet radio: Diane Cambon
Article web: Isabel Ares avec les agences
Près de quatre décennies de dictature espagnole
Lors de la guerre civile espagnole, les républicains, vainqueurs des élections, affrontent les nationalistes, menés par le général Franco, qui refusent d'accepter cette victoire.
Au terme de trois ans de guerre (1936-1939) qui fit plusieurs centaines de milliers de morts, Francisco Franco, alors allié du régime nazi, va gouverner brutalement l'Espagne pendant 36 ans. Une longue période au cours de laquelle cette guerre fondatrice est largement utilisée pour légitimer la dictature.
Le général Franco donne à l'Etat espagnol une structure autoritaire. S'appuyant sur les pouvoirs traditionnels de l'Eglise, de l'armée et des grands propriétaires fonciers, il réduit au silence toute opposition. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le dictateur, sympathisant du régime hitlérien et fasciste, proclame la neutralité de l'Espagne, mais envoie une division combattre en URSS aux côtés de l'Allemagne nazie.
Ce régime autocratique prend fin à la mort du général Franco, décédé le 20 novembre 1975 à l'âge de 82 ans dans un hôpital de Madrid après une longue agonie. Au lendemain de sa mort, Juan Carlos de Bourbon — père de l'actuel roi d'Espagne — accède au trône et est investi des pouvoirs de chef de l'Etat. Aidé par Adolfo Suárez, président du gouvernement centriste de 1976 à 1981, le roi entreprend la démocratisation du pays.
Deux ans plus tard, l'Espagne célèbre des élections démocratiques et, en 1978, la Constitution actuelle est adoptée par référendum. Celle-ci rétablit les institutions représentatives et crée des gouvernements autonomes dans les dix-sept régions du pays.