Résumé de l’article

  • À travers six mois de campagne pour l'élection d'une Commission scolaire locale, le documentaire "Une guerre civile - Elizabethtown, USA", coproduit par Arte, propose une plongée édifiante dans les fractures culturelles américaines.
  • Invitée par la RTS, sa réalisatrice Auberi Edler souligne comment les partisans ultraconservateurs de Donald Trump investissent les structures locales pour modeler l'avenir du pays, notamment à travers l'éducation et la lutte contre les minorités.
  • La pandémie de Covid-19 a renforcé le rôle des églises fondamentalistes comme tissu social, accentuant les clivages au sein de la population.
  • "Une guerre civile, Elizabethtown, USA": un documentaire qui plonge dans la fracture culturelle des Etats-Unis

    "Une guerre civile: Elizabethtown, USA", l'histoire locale qui raconte les divisions fondamentales de tout un pays [Auberi Elder]
    "Une guerre civile: Elizabethtown, USA", l'histoire locale qui raconte les divisions fondamentales de tout un pays / Tout un monde / 10 min. / lundi à 08:13
    Alors que la bataille culturelle continue de faire rage aux Etats-Unis, un documentaire coproduit par Arte propose une immersion dans une élection locale à Elizabethtown, au cœur de cette Amérique profonde qui se déchire. Interviewée lundi par la RTS, sa réalisatrice Auberi Edler fait part de son inquiétude pour le futur du pays.

    Comme beaucoup d'autres, la petite ville d'Elizabethtown, commune rurale de 12'000 âmes en Pennsylvanie, a été ces dernières années le théâtre d'âpres batailles entre les partisans ultraconservateurs de Donald Trump et leurs adversaires, des républicains modérés aux démocrates.

    C'est dans cette localité que la Française Auberi Edler a décidé de promener sa caméra durant six mois en 2023, offrant une plongée saisissante dans la campagne pour l'élection de la Commission scolaire, l'instance qui contrôle les écoles publiques de la ville. Un peu plus d'un an avant la réélection de Donald Trump, on y suit une bataille acharnée sur le plan des valeurs entre les chrétiens fondamentalistes et leurs adversaires démocrates, soutenus par certains républicains.

    "Une guerre civile, Elizabethtown, USA" a reçu le prix de la meilleure réalisation au prestigieux festival international du film documentaire d'Amsterdam (IDFA).

    "Laminer par le bas"

    "Je voulais permettre aux Européens de comprendre comment se passait une élection, même aussi locale que celle d'une commission scolaire. Montrer la profondeur des divisions qui fracturent désormais le pays, et qui vont le fracturer pour longtemps", a-t-elle expliqué lundi dans l'émission Tout un monde de la RTS. "Et puis aussi montrer quels sont les axes d'attaque de l'administration qui va se mettre en place dans quelques jours, c'est-à-dire l'éducation, la culture et le genre."

    Pour elle, suivre cette élection scolaire permettait d'illustrer ces différentes thématiques, mais aussi de mettre en lumière deux composantes essentielles de la bataille politique qui se joue aux Etats-Unis: l'éducation et la bataille à l'échelon local. "S'attaquer à l'éducation publique, c'est transformer l'avenir du pays. Donc je pense que cette bataille-là est capitale", estime-t-elle.

    Par ailleurs, il devient de plus en plus difficile pour les courants modérés d'exister localement dans les régions très conservatrices. "L'idée de Trump, après l'échec de l'assaut contre le Capitole, a été de laminer par le bas. Investir les structures les plus ordinaires au niveau local, comme une commission scolaire ou une section locale du Parti républicain, pour ensuite monter toutes les instances", détaille Auberi Adler.

    "Les républicains modérés ont été peu à peu évincés des comités locaux, et n'étaient donc même pas investis au moment de la campagne. Et quand vous faites du porte-à-porte, si vous expliquez que vous n'êtes pas investi, vous perdez a priori le vote de vos interlocuteurs."

    Une haine très profonde

    Si les interactions captées par sa caméra restent policées, la réalisatrice n'y voit que "de la façade" pour préserver un semblant de vivre-ensemble. "On est dans une petite ville, il n'y a que deux rues principales au centre, ce sont des voisins qui se voient tous les jours, qui se retrouvent au supermarché. Donc il y a une obligation de politesse, si j'ose dire", explique-t-elle.

    "Mais la haine est très profonde des deux côtés. Ce qui a été dit, les invectives, les calomnies, ces combats qui se font sur les réseaux sociaux désormais, tout ça laisse des traces", poursuit-elle. "En réalité, ces gens ne parviennent plus du tout à vivre ensemble. À la commission scolaire, on les voit assis côte-à-côte, ils sont bien obligés de se supporter. Mais la conversation n'a plus lieu et elle n'aura pas lieu avant longtemps, je pense."

    Ces gens vivent dans la terreur pour leurs enfants, parce que les premières cibles seront les enfants gay, bi ou trans, tout ce qui ne rentre pas dans la ligne imposée par les fondamentalistes

    Auberi Edler

    Plus qu'autre chose, le documentaire interroge donc sur la possibilité de renouer le dialogue. "C'est toute la question des quatre années à venir", prévient Auberi Edler. "Depuis la fin de ce long tournage, la victoire de Trump a fini de diviser, de fracturer la communauté d'Elizabethtown. Evidemment, certains à l'extrême droite sont devenus extrêmement arrogants, car ils ont le pouvoir à l'école et ils l'auront bientôt au niveau national."

    Deux projections séparées

    En face, "une fraction du Parti démocrate s'est extrêmement radicalisée, étant inquiète pour ses enfants. Parce que les premières cibles seront les enfants gay, bi, trans... Tout ce qui ne rentre pas dans la ligne imposée par les fondamentalistes! Ces gens vivent dans la terreur, pour ce qui va se passer à l'école et peut-être ailleurs en ville", poursuit-elle. "Je ne vois pas aujourd'hui comment ces deux communautés seraient capables de s'installer autour d'une table et de discuter."

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    D'ailleurs, précise la journaliste, alors qu'il est d'usage d'organiser une projection du film pour celles et ceux qui y ont participé, il est désormais impossible de les rassembler tous dans une même salle. "Nous devons trouver le moyen d'organiser deux projections séparées le même jour, au même moment", déplore-t-elle.

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    Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

    Texte web: Pierrik Jordan

    Publié Modifié

    Le Covid, un tournant?

    En choisissant Elizabethtown pour son immersion, Auberi Edler cherchait à mettre en lumière une Amérique rurale "souvent négligée" tant à l'intérieur des Etats-Unis qu'aux yeux du reste du monde. "Quand on est à Elizabethtown, on se retrouve un peu dans les années 1950 par les propos qui sont échangés", glisse-t-elle.

    Dans son documentaire, on entend notamment parler de l'école comme d'un "camp de lavage de cerveau pour enfants" et déplorer qu'on y enseigne la théorie de l'évolution ou le changement climatique. "On a du mal à imaginer qu'on est à 2h de Washington D.C. et à 3h de New York", commente la réalisatrice.

    Pour autant, un enjeu très contemporain semble avoir fait basculer certaines dynamiques: la question des mesures de lutte contre la pandémie de Covid-19 est évoquée à plusieurs reprises dans le film. "Je pense en effet que ça a été un tournant important", observe Auberi Edler, qui dit avoir été surprise par son importance.

    "Le gouverneur de Pennsylvanie a notamment interdit les réunions dans les églises. Or, les églises réfractaires, extrêmement fondamentalistes comme celles qui sont dans le film, ont décidé de ne pas suivre les diktats du gouverneur. Elles ont gardé leurs portes ouvertes et leurs ouailles se sont multipliées. Et elles sont restées", analyse-t-elle. "Car dans ces petites villes, qu'on soit de droite ou de gauche d'ailleurs, l'Eglise est le tissu social et culturel où l'on retrouve ses voisins et on partage un repas. Ces églises ont rassemblé toute une partie de la population qui avait besoin de ce tissu-là."