Les opposants à Mouammar Kadhafi paraissaient contrôler mercredi la côte orientale de la Libye, où des soldats rejoignaient le mouvement de contestation. Des insurgés, en majorité armés et agitant le drapeau de l'indépendance - d'avant l'ère Kadhafi - étaient présents sur la route entre la frontière égyptienne et la ville de Tobrouk, environ 150 km plus à l'ouest, adossée à la Méditerranée, ont constaté des journalistes de l'AFP.
Des habitants ont affirmé que la région, qui s'étend des confins orientaux du pays jusqu'à Ajdabiya plus à l'ouest, en passant par Tobrouk et Benghazi, était aux mains des opposants au colonel Kadhafi, bien que le régime affirme contrôler cette zone.
Vers l'est, des militaires exprimaient leur soutien à la rébellion, ont raconté ces personnes. La région de la Cyrénaïque (côte orientale, un tiers de la superficie de la Libye) "n'est plus sous le contrôle du gouvernement libyen, et des affrontements et violences sont en cours dans tout le pays", a de son côté dit Franco Frattini, le ministre des Affaires étrangères de l'Italie, l'ancienne puissance coloniale.
Toujours dans l'est, un avion de chasse libyen s'est écrasé après que son pilote, refusant d'obéir à des ordres de bombarder Benghazi, s'est éjecté, a révélé un journal libyen.
Al-Qaïda aurait établi un émirat islamique dans l'est
Le vice-ministre libyen aux Affaires étrangères, Khaled Kaïm, a pour sa part affirmé qu'Al-Qaïda avait établi un émirat islamique dirigé par un ancien détenu de Guantanamo à Derna, dans l'est.
Cependant, des journalistes ont vu des insurgés, en majorité armés, sur la route longeant la Méditerranée jusqu'à Derna où des habitants ont affirmé que des soldats s'étaient ralliés à l'insurrection et démenti les déclarations officielles sur l'instauration d'un émirat islamique. Ces allégations visent "à faire peur à l'Europe", a dit l'un d'eux.
Dans la soirée de lundi, le ministre de l'Intérieur, Abdel Fatah Younes, s'était rallié à la cause des insurgés, d'après la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira. Auparavant, Mouammar Kadhafi avait assuré dans un discours au ton belliqueux qu'il resterait en Libye en tant que "chef de la révolution", promettant qu'il se "battrait jusqu'à la dernière goutte de (son) sang".
Il avait appelé la police et l'armée à intervenir contre les rebelles, averti que tout manifestant armé méritait la "peine de mort" et exhorté ses partisans à lui exprimer leur soutien mercredi en descendant partout dans la rue. Plusieurs dizaines d'entre eux étaient rassemblés dans la matinée sur la place Verte, dans le centre de Tripoli.
La plupart des commerces de la capitale étaient fermés, mais de longues files d'attente s'étaient formées devant les boulangeries et les stations-service. Par ailleurs, l'ensemble des ports et terminaux étaient paralysés, selon l'armateur français CMA-CGM, ce qui signifie le blocage de toutes les exportations d'hydrocarbures extraits en Libye.
Les bilans diffèrent
Les violences liées au soulèvement contre le régime libyen de Mouammar Kadhafi ont fait au moins 640 morts, dont 275 à Tripoli et 230 à Benghazi, soit plus du double que le bilan officiel de 300 morts, a annoncé mercredi la Fédération internationale des ligues de droits de l'homme (FIDH).
Un médecin français tout juste rentré de Benghazi (est de la Libye) a de son côté estimé mercredi que les affrontements dans cette ville ont fait "plus de 2000 morts", tandis qu'une de ses collègues a dit à l'AFP avoir reçu dans leur hôpital des dizaines de blessés entre jeudi et dimanche.
Prédictions sur la chute du régime
Mouammar Kadhafi est "pire" que l'ancien dictateur irakien Saddam Hussein et la fin de son régime est prévue dans "quelques jours", a par ailleurs affirmé mercredi le représentant démissionnaire de la Libye auprès de la Ligue arabe.
"Malheureusement, je pense en même temps que ça coûtera cher à la Libye et aux Libyens, car cet homme est capable de tout", a affirmé Abdel Moneim al-Honi. "Je pense que des massacres horribles se produiront", a-t-il ajouté, écartant l'éventualité d'une guerre civile dans le pays.
Des évacuations massives d'Occidentaux
Par ailleurs, la plupart des pays occidentaux continuent à évacuer leurs ressortissants de Libye. La France, l'Allemagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la Chine ont notamment envoyé des avions et des navires sur place.
Paris a déclaré avoir évacué jusqu'à présent 335 Français et 56 étrangers. La Turquie a elle rapatrié ces trois derniers jours plus de 5000 de ses ressortissants sur les 25'000 résidant.
L'Union européenne a aussi annoncé qu'elle mobilisait des moyens pour être en mesure d'évacuer de Libye au cours des prochaines heures et prochains jours les quelque 10'000 de ses ressortissants qui y restent, y compris par voie de mer. La tâche sera toutefois compliquée par le fait que les ports et les aéroports du pays ont été fermés mercredi matin.
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KADHAFI A PERSONNELLEMENT ORDONNE L'ATTENTAT DE LOCKERBIE
L'ancien ministre libyen de la Justice Mustafa Abdel-Jalil, cité mercredi par le tabloid suédois Expressen, a affirmé que le colonel Moammar Kadhafi a personnellement ordonné l'attentat de Lockerbie qui a fait 270 morts en 1988.
"J'ai la preuve que Kadhafi a donné l'ordre sur Lockerbie", a affirmé l'ancien ministre, qui a démissionné lundi pour protester contre la répression sanglante de la contestation en Libye. Il n'a pas précisé quelle était cette preuve.
Selon lui, Kadhafi a donné ses instructions au Libyen Abdelbaset Ali al-Megrahi, le seul à avoir été condamné pour l'attentat contre un Boeing 747 de la compagnie américaine Pan Am le 21 décembre 1988 au-dessus de Lockerbie (Ecosse).
Cet ex-officier des services de renseignement libyens avait été arrêté en 1991 en Libye et livré à la justice écossaise en 1998. Condamné en 2001 à la perpétuité avec une peine de sûreté de 27 ans par un tribunal spécial écossais, il n'en a purgé que huit. La justice écossaise l'a en effet libéré le 20 août 2009, pour raisons humanitaires: les spécialistes britanniques consultés estimaient alors que son cancer de la prostate lui laissait moins de trois mois à vivre. Accueilli en héros à son arrivée à Tripoli, Al-Megrahi est toujours en vie aujourd'hui.
Kadhafi, poursuit Mustafa Abdel-Jalil, a "fait tout ce qui est en son pouvoir pour faire revenir Al-Megrahi d'Ecosse". D'après une porte-parole du journal, Alexandra Forslund, son reporter, Kassem Hamade, a interrogé l'ancien ministre de la Justice "au Parlement local d'une grande ville de Libye". Elle s'est refusée à fournir plus de détails, citant des raisons de sécurité.
LA CONTESTATION CONTINUE DANS LES AUTRES PAYS ARABES
Yémen: des milliers de protestataires campent toujours au centre de la capitale Sanaa, affirmant que la mort de deux d'entre eux lors d'une attaque des partisans du régime dans la nuit renforçait leur détermination à réclamer le départ du président Ali Abdallah Saleh. Le parti au pouvoir a lui reporté sine die une contre-manifestation de ses partisans prévue mercredi en raison de ces deux décès. Une vingtaine de personnes ont été tuées depuis le début de la contestation il y a 10 jour. Huit députés du parti du Congrès Populaire Général ont présenté leur démission pour protester contre ces violences.
Bahreïn: 23 militants chiites poursuivis pour terrorisme ont été libérés après une grâce royale, selon un député de l'opposition. Le roi Hamad Ben Issa Al-Khalifa accède ainsi à l'une des demandes des protestataires. A Manama, sur la place de la Perle, épicentre de la révolte d'opposants majoritairement chiites, des protestataires chantaient des slogans d'unité: "nous sommes frères, sunnites et chiites. Nous n'abandonnerons pas ce pays". Aucun élément de la police n'était visible mercredi, alors que le gouvernement poursuit ses gestes d'apaisement en direction de l'opposition.
Jordanie: une vingtaine de partisans du régime ont tenté mardi soir de disperser un rassemblement de près de 200 jeunes qui réclamaient des réformes devant le siège de la présidence du conseil à Amman. Mais on craint surtout des débordements vendredi, date d'une "journée de la colère" organisée dans la capitale pour "dénoncer les violences et réclamer des réformes".
Arabie saoudite: le roi Abdallah, qui est rentré dans son pays en matinée, a annoncé une série de mesures sociales. Le souverain saoudien âgé de 86 ans avait quitté le pays le 22 novembre pour New York où il avait été opéré d'une hernie discale, compliquée par un hématome. Il avait subi une deuxième opération début décembre.
Irak: un policier a été tué et un autre blessé à Halabja, au Kurdistan (nord), lors d'une manifestation contre les deux partis traditionnels kurdes, portant à cinq le nombre de personnes tués depuis le début des d'affrontements qui ont fait trois morts et des dizaines de blessés depuis une semaine.
Algérie: l'opposition algérienne a étalé de nouvelles divergences face au pouvoir qui a poursuivi sa reconquête de l'opinion publique en annonçant une levée imminente de l'état d'urgence ainsi que des mesures en faveur de l'économie, de l'emploi et du logement.
Maroc: un réseau d'associations et de jeunes Marocains ont annoncé mercredi à Rabat la poursuite de "la mobilisation pour des revendications politiques urgentes", sans fixer de date pour d'éventuelles manifestations.
Egypte: des policiers qui réclamaient leur réintégration ont mis le feu mercredi à un bâtiment du ministère de l'Intérieur au Caire. L'armée, déployée dans la ville pour maintenir la sécurité durant la révolte contre le pouvoir, est intervenue, parvenant à éteindre l'incendie.
Tunisie: plus de 5700 Tunisiens et Libyens ont fui la Libye par la route pour se réfugier en Tunisie lundi et mardi, a indiqué mercredi le Croissant rouge qui évoque un "risque catastrophique" d'exode massif.
agences/boi/hof
Des condamnations unanimes
Le Conseil de sécurité de l'ONU s'est réuni en urgence mardi soir et a demandé mardi "la fin immédiate" des violences.
Les quinze membres du Conseil "condamnent la violence et l'usage de la force contre des civils, déplorent la répression contre des manifestants pacifiques et expriment leur profond regret à propos de la mort de centaines de civils".
Ils ont aussi demandé la fin immédiate de la violence et des mesures pour répondre aux demandes légitimes de la population.
Le Conseil des droits de l'homme a de son côté approuvé la demande d'une session extraordinaire de cet organe intergouvernemental sur la situation en Libye, qui se tiendra vendredi à partir de 10h. La Suisse a voté pour cette résolution.
Le Pérou a de son côté annoncé la suspension de "toute relation diplomatique avec la Libye tant que ne cessera pas la violence contre le peuple" libyen, devenant le premier Etat à rompre ses relations avec le pays arabe.
Les Etats membres de l'Union européenne se sont mis d'accord mercredi sur une déclaration commune dans laquelle ils se disent prêts à prendre des "mesures supplémentaires" à l'égard de la Libye, ont indiqué plusieurs diplomates européens. L'un d'entre eux a parlé de "sanctions".
Plusieurs dirigeants européens ont par ailleurs à nouveau fermement condamné l'attitude de Mouammar Kadhafi.
Le président de l'Union européenne Herman Van Rompuy a dit éprouver "une horreur particulière pour les violences qui sont commises contre le peuple qui se lève pour la liberté et la justice en Libye".
Le Belge a souligné que ces crimes ne peuvent "pas rester sans conséquences".
Pour les autorités espagnoles, le dirigeant libyen a "perdu toute légitimité" en décidant de "bombarder ses propres citoyens".
Nicolas Sarkozy a demandé mercredi des "sanctions" de l'UE face à la "répression brutale" et a souhaité la suspension des relations économiques entre l'UE et Tripoli.
La Suisse a aussi réagi par la voix du porte-parole du gouvernement André Simonazzi: Le Conseil fédéral condamne avec la plus grande fermeté les actes violents commis contre les manifestants en Libye. Il appelle les dirigeants libyens à renoncer à recourir à la force contre leurs compatriotes.
Quant à l'administration Obama, elle réagit en termes mesurés aux violences en Libye, une prudence remarquée aux Etats-Unis, mais qui pourrait s'expliquer par la présence de centaines d'Américains dans le pays.
La secrétaire d'Etat Hillary Clinton réclame depuis le début de la semaine l'arrêt du 'bain de sang", mais elle n'a pas commenté en tant que tel le discours incendiaire du colonel Kadhafi mardi.
Les cours du brut en hausse
La situation en Libye continue à faire monter les cours du pétrole brut: le baril a franchi mercredi la barre des 110 dollars à Londres et, pour la première fois depuis octobre 2008, celle des 100 dollars à New York.
A Londres, le baril de Brent de la Mer du Nord a gagné 4,74 dollars (4,5%) à 110,52 dollars. A New York, le brut pour livraison en avril progressait de 4,59 dollars à 100,01 dollars le baril en cours de séance.
La Libye, 17e producteur mondial de pétrole, représente environ 2% de la production mondiale. Le pays possède les premières réserves connues de pétrole en Afrique.
Trois grandes compagnies pétrolières, l'italienne ENI, la norvégienne Statoil et la britannique BP ont déjà annoncé qu'elles retiraient certains employés de Libye ou se préparaient à le faire.