Le coeur d'Istanbul a été le théâtre mardi matin d'un attentat qui aurait été commis par un membre de l'Etat islamique.
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Si pour le gouvernement turc l'heure n'est plus à la complaisance envers l'EI, sa priorité reste la lutte contre le Parti des travailleurs kurdes (PKK) rappelle David Svarin, doctorant au King’s College à Londres et membre du comité du Forum suisse de politique étrangère Foraus.
RTSinfo : Qui sont les principaux ennemis intérieurs d'Ankara aujourd'hui?
David Svarin : Pour le gouvernement turc il y a d'une part les "terroristes" kurdes du PKK -qui eux ne se considèrent pas comme tels. Il ont commis des attentats contre des policiers ou contre l’armée; normalement leurs attentats visent les forces de l’ordre, pas la population civile.
D'autre part, il y a le groupe Etat islamique (EI), qui a commencé l'an passé à commettre des attentats sur sol turc. Cela a été le cas en juillet à la frontière turco-syrienne et en octobre à Ankara. La dimension domestique est liée à la dimension internationale. Si l'EI s'en prend à la Turquie, c'est parce qu'elle est en train d'adopter une ligne un peu plus sévère contre lui en Syrie. L'organisation djihadiste combat aussi les Kurdes.
RTSinfo : Quelle analyse faites-vous de l'attentat survenu mardi à Istanbul?
D.S. : Le lieu, Sultanahmet, est hautement symbolique. C’est le coeur touristique d’Istanbul, une ville qui attire 10 millions de touristes par an. Les victimes sont des touristes. Cet attentat suicide touche la Turquie là où ça fait mal, et porte de ce point de vue la marque de l’EI.
RTSinfo : Le climat d'insécurité en Turquie peut-il profiter au président Recep Tayyip Erdogan?
D.S. : Les attentats commis par l'EI l'année passée ont été instrumentalisés par le gouvernement, qui a faussement accusé les Kurdes. Pendant sa campagne électorale l'AKP, le parti d'Erdogan, a tenu un discours ultra sécuritaire. Le gouvernement a renoncé aux négociations de paix avec le PKK et a entamé une campagne militaire au sud-est de la Turquie contre les Kurdes qui, en conséquence, ont repris leurs activités armées.
Tout cela faisait partie d’une stratégie électorale visant à faire de l'AKP le parti qui devait permettre d'éviter la "désintégration" de la Turquie. Une stratégie qui a visiblement fonctionné, puisque l’AKP a regagné la majorité absolue au Parlement.
L’Etat turc et l'EI ont un objectif commun: combattre les Kurdes.
RTSinfo : La complaisance envers l'EI dont certains accusent Recep Tayyip Erdogan peut-elle le desservir?
D.S. : Erdogan réussit à contourner les critiques et à s'assurer des soutiens en faisant de la lutte contre les Kurdes l’objectif prioritaire. La formation d'un Etat autonome kurde au nord de la Syrie serait perçue par beaucoup comme une menace pour la Nation turque. Disons que l’Etat turc et le groupe Etat islamique ont un objectif commun car le pire ennemi de l'EI en Syrie, ce sont les Kurdes.
L'opinion publique a bien connu une évolution, qui s'est traduite par le bon score du parti kurde HDP aux élections en juin. Toutefois, ce revirement ne concerne qu'une petite partie de la population, notamment les groupes sociologiques plus éduqués, plus urbains. Le reste du pays reste fidèle à l'AKP. Sans oublier que les médias turcs sont en grande partie contrôlés par le gouvernement.
RTSinfo : Cette position ne va-t-elle pas devenir difficile à tenir, en particulier si l'EI multiplie ses attaques en Turquie ?
D.S. : Si, d'autant qu'on peut le redouter puisqu'il existe de nombreuses cellules de l’EI dans le pays. Le gouvernement turc a déjà dû faire évoluer son discours pour affirmer que l'EI était aussi un ennemi.
Ankara a mené quelques frappes aériennes, mais elles touchaient principalement les positions des Kurdes en Syrie... La question centrale en Turquie c’est : qui est l’ennemi numéro un ? Et je pense qu'en ce moment ce sont plutôt les Kurdes.
De moins en moins d'alliés
RTSinfo: Et à l'extérieur, qui sont les ennemis de la Turquie?
D.S. : La Turquie est dans une position assez faible en ce moment. Après la fameuse politique du "zéro problème avec les voisins" menée par Ahmet Davutoglu quand il était ministre des Affaires étrangères (il est aujourd'hui Premier ministre, ndlr), la politique turque semble se résumer aujourd'hui à "beaucoup de problèmes et peu d'amis".
D.S. : Les relations diplomatiques avec de nombreux acteurs de la région sont extrêmement mauvaises. L’ambition autrefois affichée de devenir une puissance régionale capable de résoudre certains conflits semble désormais complètement irréaliste. On constate toutefois un certain rapprochement avec Israël : Ankara semble contraint de se rechercher de nouveaux amis.
C’est aussi le cas avec l’Europe. La voie européenne a été quelque peu négligée ces dernières années sous Erdogan, qui n'en voyait pas l'utilité. Ankara cherche désormais à la renforcer. Certains y voient un retour de la Turquie à une politique occidentale.
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Pauline Turuban, Valentin Tombez