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Prison, expulsions, condamnations: le sort des journalistes en Turquie

La liberté d'expression et de la presse en Turquie est fortement mise à mal, dénoncent plusieurs ONG depuis le début de l'année 2016. [AP Photo/AFP/montage]
La liberté d'expression et de la presse en Turquie est fortement mise à mal, dénoncent plusieurs ONG depuis le début de l'année 2016. - [AP Photo/AFP/montage]
Ces dernières semaines, les arrestations de journalistes locaux et étrangers se sont multipliées en Turquie. Au moins 31 journalistes sont actuellement en prison. Découvrez leurs histoires et leurs portraits.

Le nombre exact de journalistes actuellement en prison en Turquie reste difficile à établir. Selon la Fédération européenne des journalistes (EFJ), au 22 avril 2016, au moins 31 journalistes étaient en prison en Turquie. Un chiffre qui ne comprend pas les brèves interpellations de journalistes locaux et étrangers récemment survenues.

Des dizaines de journalistes sont aussi actuellement sous le coup de poursuites pénales, la plupart pour injures à l'encontre du chef de l'Etat, Recep Tayyip Erdogan, qui est accusé par nombres d'ONG, de journalistes et de citoyens de vouloir museler toute voix dissidente en Turquie au prix d'atteintes aux libertés d'expression et de la presse.

En effet, l'article 299 du code pénal turc sanctionne les "Crimes et délits contre l'honneur des organes et représentant de la souveraineté de l'Etat". D'autres journalistes sont aussi accusés d'avoir atteint à la sécurité de l'Etat en révélant des affaires ou des documents touchant le président ou son entourage. Enfin, beaucoup sont soupçonnés d'être des proches du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et sont arrêtés pour "appartenance ou soutien à une organisation terroriste".

Au total, près de 2000 procédures judiciaires visant aussi bien des artistes et journalistes que de simples citoyens s'exprimant sur les réseaux sociaux ont été lancées depuis l'accession de Erdogan au statut de président en 2014.

Les journalistes turcs arrêtés ou emprisonnés

Hikmet Cetinkaya et Ceyda Karan

Les journalistes Hikmet Cetinkaya (à gauche) et Ceyda Karan (à droite) du quotidien Cumhuriyet. [AFP - CUMHURIYET DAILY NEWSPAPER / AFP]
Les journalistes Hikmet Cetinkaya (à gauche) et Ceyda Karan (à droite) du quotidien Cumhuriyet. [AFP - CUMHURIYET DAILY NEWSPAPER / AFP]

Condamnés pour “incitation à la haine et à l’hostilité” le jeudi 28 avril 2016, les deux journalistes turcs ont été sanctionnés d'une peine de deux ans de prison chacun pour avoir illustré en 2015 leur éditorial d'une caricature de Mahomet parue dans Charlie Hebdo.

L'éditorial était paru le 14 janvier dans l'édition papier du journal d'opposition Cumhuriyet, farouche opposant du régime islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan. L'avocat du journal a immédiatement fait appel de la décision. Les journalistes restent donc pour l’heure en liberté mais iront en prison si leur condamnation est confirmée.

>> Lire aussi : Deux journalistes turcs condamnés pour une caricature de Charlie Hebdo

Can Dündar et Erdem Gül

Can Dündar (à gauche), rédacteur en chef de Cumhuriyet, et Erdem Gül (à droite), responsable du bureau d'Ankara. [AFP - BULENT KILIC / AFP]
Can Dündar (à gauche), rédacteur en chef de Cumhuriyet, et Erdem Gül (à droite), responsable du bureau d'Ankara. [AFP - BULENT KILIC / AFP]

Incarcérés depuis le 26 novembre 2015, le rédacteur en chef du même quotidien Cumhuriyet et son représentant à Ankara ont été libérés provisoirement après plus de 90 jours derrière les barreaux. Leur procès, dont plusieurs audiences ont été ajournées pour cause de troubles devant le tribunal, a débuté le 25 mars dernier. Ils sont accusés d’"espionnage, de divulgation de secrets d’Etat et de soutien à une organisation terroriste".

Les deux hommes risquent la prison à vie pour avoir révélé des livraisons d'armes turques à des groupes islamistes en Syrie. La prochaine audience de leur procès est prévue pour le 6 mai.

Can Dündar a reçu le prix 2015 pour la liberté de la presse de Reporters sans frontières.

Hilal Kalafat

Hilal Kalafat [Twitter]
Hilal Kalafat [Twitter]

Le 14 février 2016, un tribunal a condamné la journaliste radio Hilal Kalafat, 24 ans, à 28 mois de prison pour un tweet jugé insultant à l'égard du chef de l'Etat qu'elle avait publié en juin 2015. Comme la journaliste a toutefois exprimé des regrets lors de son procès, sa peine a finalement été assortie d'un sursis, selon l'agence de presse turque pro-kurde DIHA. Elle peut purger sa peine en étant assignée à résidence.

Turan Ababey, ancien patron du journal Karar, Emre Ercis, journaliste à Karar, Deger Özergün, l'ancien rédacteur en chef de Millet, Bayram Kaya, journaliste à Zaman et Mehmet Bozkurt, journaliste à Aydinlik

Deger Özergün, Emre Ercis, Bayram Kaya et Turan Ababey [Twitter]
Deger Özergün, Emre Ercis, Bayram Kaya et Turan Ababey [Twitter]

Les cinq journalistes ont été arrêtés et placés en garde à vue le 4 avril 2016. Ils étaient tous sous le coup d'un même mandat d'arrêt, accusés d'avoir violé le secret de l'instruction dans une affaire de corruption datant de décembre 2014 qui avait éclaboussé le fils du président turc, Bilal Erdogan. Ils sont aussi accusés de faire partie d'une organisation terroriste.

Les cinq journalistes arrêtés ont été libérés après avoir été questionnés, selon l'association CPJ (Committee to Protect Journalists).

Meltem Oktay et ses collègues de DIHA

Les journalistes de DIHA [Twitter]
Les journalistes de DIHA [Twitter]

Journaliste pour l'agence de presse pro-kurde basée en Turquie DIHA, Meltem Oktay a été arrêtée le 14 avril 2016, aux côtés de deux autres photographes et reporters pour DIHA, Bilal Güldem et Nuri Akman.

Il leur est reproché d'être membres d'une organisation terroriste. En effet, l'Etat turc a inscrit le PKK sur cette liste, proposant même de déchoir de leur nationalité turque les membres ou sympathisants kurdes.

L'agence de presse DIHA a vu 9 de ses journalistes au total être arrêtés ces derniers mois.

Ebru Umar

Ebru Umar, journaliste néerlandaise d'origine turque et travaillant en Turquie. [AFP - IHLAS NEWS AGENCY / AFP]
Ebru Umar, journaliste néerlandaise d'origine turque et travaillant en Turquie. [AFP - IHLAS NEWS AGENCY / AFP]

La journaliste néerlandaise d'origine turque Ebru Umar a été interpellée le 24 avril 2016 par la police dans la nuit de samedi à dimanche à son domicile de Kusadasi, dans l'ouest de la Turquie. Elle avait rédigé une chronique très critique envers le président Erdogan dans le quotidien néerlandais Metro, dont elle avait ensuite twitté des extraits en turc.

"Je suis plus ou moins libre, à la maison, mais je ne peux pas quitter le pays. Mes tweets sont sous enquête. Tout comme mes appels téléphoniques", a-t-elle écrit sur Twitter après avoir été libérée. Son domicile a aussi été cambriolé lors de son arrestation

>> Lire aussi : Interpellation d'une journaliste pour des tweets critiques envers Erdogan

Les journalistes étrangers expulsés

La Fédération européenne des journaliste (FEJ) s'est dite "extrêmement préoccupée" par la dégradation des conditions pour les correspondants étrangers depuis plusieurs incidents politico-médiatique avec l'Allemagne. Elle déplore l'attitude "inacceptable" de la Turquie, pays officiellement candidat à l'Union européenne et qui pointe à la 151e place sur 180 au dernier classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF).

Après la diffusion le 17 mars 2016 d'un clip satirique sur la chaîne de télévision publique allemand NDR, qui a déclenché la colère de Recep Tayyip Erdogan, plusieurs journalistes allemands et étrangers ont été expulsés du pays ou n'ont pas vu leurs permis de séjour renouvelés. Quinze jours après ce clip, un autre humoriste a taxé le président de "zoophile et pédophile", ce qui a encore aggravé les relations diplomatiques entre l'Allemagne et la Turquie, mais aussi les conditions de travail des journalistes étrangers en Turquie.

>> Lire aussi : Un clip satirique tourne à l'incident diplomatique entre Berlin et Ankara et L'Allemagne accepte la demande turque de poursuivre un humoriste

David Lepeska

Journaliste américain installé et exerçant en Turquie, David Lepeska, qui a travaillé pour Le Guardian britannique, la chaîne de TV Al-Jazeera et la revue américaine Foreign Affairs, s'est vu signifier une interdiction de séjour à son arrivée à l'aéroport d'Istanbul le 25 avril dernier, alors qu'il rentrait de reportage. Il a été forcé de retourner aux Etats-Unis.

"Je viens d'être mis dans un vol pour Chicago après qu'on m'ait refusé l'entrée à l'aéroport d'Istanbul Ataturk. Ce n'est pas la dernière fois que je te reverrai Turquie. Mon amour pour toi est profond, merci surtout à tous ces gens vivants et merveilleux que j'ai rencontré ici. Porte-toi bien Istanbul".

Giorgios Moutafis

Le photo-reporter grec travaillant pour le tabloïd allemand Bild s'est vu refuser l'autorisation d'entrer en Turquie sans raisons le 25 avril 2016. Il travaillait sur la question des migrants.

Photo-journaliste reconnu, il a travaillé pour le Time, le New Yorker, le Spiegel, le Guardian ou la BBC. Il avait reçu le prix pour la liberté de la presse de Reporters sans frontières en 2014.

Volker Schwenk

Le collaborateur de la chaîne de télévision allemande ARD, qui se rendait, via Istanbul, à la frontière syrienne pour préparer un reportage sur les réfugiés retenus sur place, a été empêché d'entrer en Turquie le 19 avril 2016. Correspondant au Caire, il a dû se résigner à y retourner.

Tural Kerimov

Le 20 avril, le lendemain de l'expulsion du correspondant allemand, le rédacteur en chef de Sputnik, une agence de presse russe, détenue par l'Etat, a également été interdit d'entrer sur le territoire sans explications. Le site de l'agence Sputnik est bloqué en Turquie depuis le 14 avril, rapporte l'agence elle-même.

Hasnain Kazim

Le correspondant du journal Der Spiegel a dû rentrer en Allemagne mi-mars 2016, après que son permis de séjour et son accréditation de journaliste n'ont pas été renouvelés. Le journaliste a aussi parlé de menaces à l'encontre de sa famille.

Frederike Geerdink

Journaliste néerlandaise installée en Turquie depuis 2006, elle a été interpellée plusieurs fois en 2015 et poursuivie pour "propagande du PKK". Sa dernière arrestation a eu lieu le 6 septembre 2015.

Après avoir été relâchée, elle a finalement été expulsée alors qu'elle effectuait un reportage sur des militants du PKK dans la province de Hakkari, proche de la frontière iranienne, le 12 septembre 2015.

Mohamed Ismaël Rasoul

Fin août 2015, deux journalistes britanniques de Vice News, Jake Hanhahan et Philip Pendlebury, avaient été arrêtés aux côtés de leur fixeur irakien Mohamed Ismaël Rasoul, couvrant les combats entre les forces de sécurité turques et le PKK. Alors que les deux journalistes étrangers avaient été libérés quelques jours plus tard, Mohamed Rasoul n'a pu sortir de prison qu'en janvier 2016.

Sophie Badoux

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Les médias sociaux aussi censurés

En 2012, Twitter avait produit une étude montrant que le plus grand nombre de demandes de tweets à effacer provenant d'un gouvernement émanait de la Turquie.

Médias perquisitionnés en Turquie

Si les arrestations de journalistes sont une chose en Turquie, plusieurs locaux de médias ont aussi été perquisitionnés depuis le début de l'année 2016.

Le 4 mars dernier, les autorités turques ont procédé à des perquisitions dans les locaux de Feza Media Group et du journal Zaman et ont placé ce dernier sous administration de la justice suite à la publication d'opinions qui différaient de la position officielle.

Deux chaînes TV, propriété de Koza-Ipek, médias du groupe d’opposition, ont aussi été placées sous contrôle par la police turque. De nouveaux administrateurs, nommés par la justice turque, ont pris le contrôle des titres, imprimant un virage à 180 degrés à leurs lignes éditoriales.