Aux Philippines, la guerre contre la drogue tourne au carnage
Grand Format
Partager
Keystone et Reuters
Introduction
La police des Philippines a reçu carte blanche du nouveau président, Rodrigo Duterte, pour abattre les criminels dans une lutte acharnée contre le trafic de drogue. En trois mois, plus de 3000 personnes ont trouvé la mort.
"Abattez les criminels, si nécessaire"
Rodrigo Duterte, le nouveau président philippin, mène une lutte sanglante contre la drogue. Pour éradiquer le crime de son pays, il emploie la manière forte et a donné à la police les pleins pouvoirs. "Abattez les criminels, si nécessaire", assène-t-il dans ses discours.
Depuis son arrivée au pouvoir le 30 juin 2016, la lutte contre la drogue a fait plus de 3000 victimes, dont de nombreuses exécutions extra-judiciaires. Notre correspondant en Chine, Raphaël Grand, s'est rendu à Manille.
Opération Tokhang
RTS - Raphaël Grand
Baptisée "Opération Tokhang", en référence au bruit que fait la police en frappant aux portes, la campagne antidrogue a déclaré la chasse aux dealers.
Dans les "barangays", les quartiers populaires de Manille, ces opérations policières ont déjà fait des milliers de morts. On recense déjà plus de 3000 victimes en seulement trois mois. Un carnage.
"Mon frère n'était pas un dealer"
RTS - Raphaël Grand
Anna Bancolita a perdu son frère Gaddy. Il avait 34 ans, lorsqu'il s'est retrouvé fiché sur une liste de consommateurs de drogue. Mais sa soeur est formelle. "Il n'était certainement pas un dealer et ne consommait plus du tout".
Quand Anna et sa famille ont trouvé le corps de Gaddy à la morgue, ils ont vu les blessures et les impacts des balles sur sa tempe. Selon elle, le rapport de police indiquait simplement: "Les justiciers ont commis le meurtre".
Ces "justiciers" travaillent en fait pour la police. Ce sont, en quelque sorte, des hommes de main. Lorsque la police intervient, après coup, elle assure qu'elle n'était pas au courant de ce qui allait se passer.
Je suis contre la drogue. Mais je ne supporte pas le fait d'ôter des vies, surtout sans un vrai procès.
Sur le corps des victimes, une pancarte indique: "Je suis un dealer de drogue et je n'ai pas peur de Duterte".
Crainte des délations
Dans la communauté, la confiance entre voisins est détruite.
On ne se rassemble plus, on ne se parle plus.
"Imaginez si vous avez un conflit avec un voisin et qu'il va dire à la police du quartier que vous avez quelque chose à voir avec la drogue. La police va engager quelqu'un pour venir chez vous et vous tuer!", lance Anna Bancolita, soeur d'un homme fiché avant d'être tué par les "justiciers".
"Nos prisons débordent"
RTS - Raphaël Grand
Le commandant Danilo Mendoza dirige le commissariat de Talipapa, un quartier chaud de Manille. Il est le champion des opérations Tokhang: 92 arrestations la semaine passée.
Nous avons des listes de dealers et de consommateurs (suspectés). Elles sont fournies par la communauté, les voisins.
Selon le commandant, toutes les opérations qui ont débouché sur la mort de suspects impliquaient des armes, du shabu, ou autres drogues illégales. "Les dealers se battent, se défendent et tirent sur la police!", justifie-t-il.
Après une visite dans les prisons du commissariat, on croit aisément le commandant lorsqu'il affirme que les prisons débordent.
D'après lui, 80% des gens qui s'y trouvent sont des consommateurs ou des dealers. "On a vraiment d'excellents résultats dans nos opérations policières anti-drogue", se réjouit-il.
Cette fierté est également palpable à Batasan Hill, à 10 kilomètres de là. Sur cette affiche, il est précisé qu'il n'y a plus de drogue dans ce hall.
Se rendre pour survivre
Dans le commissariat de Talipapa, nous croisons Roselito, 52 ans, le visage marqué par le shabu, une metamphétamine bon marché que l'on consomme dans les rues de Manille.
Il s'est rendu de lui-même à la police. Une question de survie, confie-t-il, de peur de se faire abattre lors d'une opération policière.
La Commission des droits de l'homme enquête
RTS - Raphaël Grand
Jacqueline de Guia est avocate à la Commission des droits de l'Homme des Philippines, qui mène en parallèle plus de 250 enquêtes d'exécutions extra-judicaires, presque toutes liées à la drogue. La quasi-totalité des enquêtes concernent des exécutions apparues depuis l'arrivée au pouvoir du président Rodrigo Duterte.
"Basé sur nos statistiques, la Commission mène actuellement de plus en plus d'enquêtes sur des exécutions extra-judiciaires. Nous tentons donc de vérifier si ces faits sont avérés ou non", explique-t-elle.
Les mots de Jacqueline de Guia sont pesés. Le président Duterte a menacé de brûler les murs de l'institution. Les relations entre le gouvernement et la Commission sont encore fragiles. Elle ne parlera donc pas d'un président aux méthodes brutales, d'opérations de police qui dérapent, ou de meurtre dans des commissariats.
Notre correspondant, Raphaël Grand, a également pu s'entretenir avec Roberto Cadiz, l'un des cinq commissaires aux droits de l'Homme aux Philippines, chargé de faire la lumière sur ces milliers de meurtres.
Harra, une veuve sous protection des témoins
Harra Kazou, veuve de 26 ans, bénéficie du programme de protection des témoins aux Philippines. Cette jeune femme, qui cache son visage dans les médias, a témoigné devant le Sénat philippin pour dénoncer les méthodes brutales de la police lors des vastes opérations anti-drogue.
Son mari, Jay Pee, ainsi que son beau-père, ont été arrêtés par la police un soir de juillet. Ils étaient fichés sur une liste de dealers. Le lendemain matin, elle se rend au commissariat pour apporter des vêtements et de la nourriture.
La dernière chose que mon mari m'a demandée a été de faire venir un docteur, car ils avaient été torturés.
Le rapport de police indiquera plus tard que les deux hommes ont tenté de subtiliser une arme à un agent du commissariat. Pour se défendre, le policier a dû riposter.
Mais le rapport d'autopsie révélera que les deux hommes avaient eu les bras cassés, bien avant leur décès. Ils ont été torturés, et la version de la police locale en devient dès lors caduc.
Un premier cas devant le juge
L'enquête sur le meurtre du mari de Harra et de son beau-père est terminée. La Commission des droits de l'Homme a transmis le cas à la justice des Philippines.
C'est le tout premier cas d'exécution extra-judiciaire, sous l'administration Duterte, qui sera jugé. Il impliquera peut-être le président et les méthodes de sa police.
Duterte, le héro de Davao
reuters - Lean Daval Jr
Davao est situé dans le Sud du pays, sur un archipel déchiré entre la rébellion communiste et le groupe affilié à l'Etat islamique, Abu-Sayaf. Dans cette ville de 2 millions d'habitants, le président Duterte se trouve en terrain conquis. Il en a été le maire pendant 20 ans et a récolté 96% des suffrages.
"Duterte, le super-héros, le superman", entend-on sur le marché de la ville. Celui que l'on surnomme encore Monsieur le Maire a instauré dans cette ville une interdiction généralisée des drogues, la cigarette est bannie des rues et un couvre-feu est appliqué pour les mineurs.
Son visage est omniprésent: sur les T-Shirt, en calendrier ou en porte-clés. Les touristes locaux viennent même visiter son ancienne maison.
L'artisan de ses victoires est surnommé Captain Masanguid, il est le responsable de la campagne politique: "Bien sûr il est impoli, mais les gens croient en lui, à ses idées sur les drogues illégales, sur la paix et l'ordre bien sûr".
Duterte n'a jamais perdu une élection sur ses terres. Beaucoup regrettent son départ pour Manille, mais la ville peut compter sur sa fille et son fils, respectivement Maire et vice-maire de Davao. Car aux Philippines, le pouvoir, c'est aussi une histoire de famille.
Pour autant, ce populiste issu d'une famille riche ne fait pas l'unanimité partout, comme l'explique Fe Mendoza, la doyenne de la Faculté d'administration publique et de gouvernance à l'Université des Philippines:
L'allié historique des Etats-Unis se tourne vers la Chine
Reuters - Soe Zeya Tun
Avec Roberto Duterte au pouvoir, les Philippines, alliés historiques des Etats-Unis, ont amorcé un virage vers la Chine.
L'alliance avec les Etats-Unis a privé Manillle de milliards de yuan d'investissements chinois. En se rapprochant de Pékin, Roberto Duterte compte offrir à son pays des chemins de fer, des routes et des infrastructures pour les télécommunications.
Pékin se dit ravi de ce revirement diplomatique. La Chine cherche non seulement des alliés sur le pourtour de la Mer de Chine, mais elle souhaite aussi maintenir le moteur de sa croissance, à savoir bâtir, pour garantir ses 6 à 7% de croissance.
Coopération dans la lutte anti-drogue
Aux yeux des Chinois, le dirigeant Philippin est tout à fait fréquentable. Pékin, qui n'a pas condamné les exécutions extra-judiciaires, a au contraire proposé son aide.
Un milliardaire chinois lui a par ailleurs offert un cadeau plutôt original: un énorme centre de réhabilitation pour toxicomanes. La structure doit prochainement ouvrir ses portes, au Nord de Manille. Un cadeau de bienvenue, qui devrait désengorger temporairement les prisons.
Pour Romeo Bernardo, ancien directeur de la Banque mondiale aux Philippines et ancien vice-ministre des Finances, les relations tendues que l'ex-administration entretenait avec la Chine avaient coûté cher, en particulier sur le plan économique, aux Philippines. Aujourd'hui, ces liens capitaux semblent déjà se normaliser.