RTSinfo: L'ONU a tiré la sonnette d'alarme pour quatre pays - la Somalie, le Soudan du Sud, le Nigeria et le Yémen. Or cela fait plusieurs décennies qu'une situation d'une telle gravité ne s'était pas présentée. Peut-on parler de "retour de la famine"?
Gilles Carbonnier: "Entre les années 1980 et aujourd'hui, il y a eu des crises alimentaires récurrentes dans le Sahel, dans des pays comme le Tchad ou le Niger, ou encore en Somalie et en Afrique australe. Ce qui a changé, c'est notre capacité à mieux anticiper les crises et à y répondre.
Avant, on réagissait après avoir mesuré des indices de malnutrition aiguë sévère. C'était déjà trop tard. Maintenant, on diagnostique mieux certains signes avant-coureurs et on anticipe les phénomènes liés au dérèglement climatique qui sont souvent à l'origine des famines.
L'amélioration de la lutte contre la malnutrition a sans doute contribué à en réduire la visibilité
Des produits alimentaires thérapeutiques, distribués directement sur le terrain, ont aussi été développés. Ils permettent de prendre en charge des personnes à risques sans qu'elles n'aient besoin de se déplacer dans des centres médicaux. Tout cela a permis de mieux lutter contre la malnutrition, contribuant sans doute à en réduire la visibilité, d'où cette impression d'un 'retour de la famine'."
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RTSinfo: On assiste tout de même à une aggravation de la situation dans plusieurs pays, dont certains n'ont jamais été confrontés à la famine. Pourquoi?
Gilles Carbonnier: "Tous les épisodes de famine récents sont liés à des échecs politiques. Déjà dans les années 1980, l'économiste indien Amartya Sen avait démontré que les famines ne résultent pas d'un simple manque de nourriture, mais plutôt de problèmes politiques qui empêchent l'accès à la nourriture. Il s'était aperçu qu'en Inde, la famine n'était pas forcément le résultat d'un manque de nourriture disponible.
Politiquement, investir dans la prévention des crises alimentaires est toutefois plus difficile à vendre que de voler au secours de personnes qui meurent de faim
Dans ses travaux, pour lesquels il a reçu le prix Nobel d'économie, il note que des médias libres et indépendants permettent de rendre compte d'une situation problématique et d'alerter l'opinion publique, ce qui contribue à susciter une réponse politique adéquate."
RTSinfo: Qu'une telle situation soit possible dans quatre pays simultanément en 2017, n'est-ce pas le signe d'un échec des politiques de développement et de l'aide internationale?
Gilles Carbonnier: "Savoir aujourd'hui que des centaines de milliers de personnes vont mourir de faim sans réussir à stopper une telle catastrophe annoncée est un échec pour l'humanité. Il en va d'abord de la responsabilité des Etats et des acteurs non étatiques directement impliqués. Mais cela dénote aussi des failles du système d'aide internationale qui privilégie les réponses d'urgence plutôt que la prévention des famines et le renforcement des systèmes et capacités aux plans local, national et régional. De plus, de nombreux pays, dont la Suisse, réduisent leurs budgets alloués à l'aide publique au développement.
Or, de nombreuses études montrent qu'investir en amont dans la prévention et le renforcement des institutions permet d'économiser beaucoup d'argent qui doit autrement être mobilisé après coup pour l'aide d'urgence. Politiquement, investir dans la prévention des crises alimentaires est toutefois plus difficile à vendre que de voler au secours de personnes qui meurent de faim."
RTSinfo: Ces réductions budgétaires expliquent-elles pourquoi la Somalie fait face à des famines récurrentes?
Gilles Carbonnier: "La Somalie est un exemple parlant: c'est en effet le seul pays des quatre mentionnés par l'ONU qui a été récemment touché par une grande famine, en 2011-2012. La guerre civile en est la cause principale, outre les problèmes de mauvaises récoltes liés au dérèglement climatique. Les régions qui ont été les plus touchées sont celles contrôlées par Al-Shabab qui est un groupe placé sur la liste des organisations terroristes par de nombreux Etats.
Les problèmes de sécurité sur le terrain ont entravé l'accès du personnel humanitaire, alors que le risque de voir l'argent et la nourriture détournés par ce groupe armé a eu un effet paralysant. L'intervention internationale a donc été tardive. L'aide alimentaire et monétaire ont tout de même permis de sauver de nombreuses vies."
RTSinfo: Et qu'en est-il d'un pays comme le Yémen qui n'avait jamais eu de problème de famine auparavant?
Gilles Carbonnier: "Dans ce cas aussi, la famine est le résultat direct du conflit armé en cours dans lequel sont impliquées diverses puissances étrangères. Car si le Yémen est le pays le plus pauvre de la région, il n'avait jamais été confronté à un problème alimentaire d'une telle gravité.
Aujourd'hui, 15 millions de personnes sont dans une situation critique, selon le Programme alimentaire mondial (PAM); il est question de la moitié de la population et on n'en parle presque pas!"
Propos recueillis par Juliette Galeazzi