"C'est inimaginable de se dire que, dans l'Union européenne, un(e) journaliste puisse craindre pour sa vie en cherchant à dénoncer la corruption." Pauline Adès-Mével, responsable de la zone UE et Balkans pour Reporters sans frontières (RSF), insiste sur le caractère exceptionnellement grave de l'assassinat de Daphne Caruana Galizia.
Cette journaliste d'investigation maltaise de 53 ans, très connue dans le pays pour avoir dénoncé plusieurs gros scandales de corruption, a été tuée lundi dans l'explosion d'une bombe placée sous sa voiture.
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Elle était le poil à gratter, le caillou dans la chaussure des autorités; elle dérangeait vraiment.Pauline Adès-Mével
Ce crime, "qui évoque certaines méthodes mafieuses utilisées en Russie", est l'épilogue tragique de mois de pressions constantes subies par la journaliste, pointe Pauline Adès-Mével.
Contributrice occasionnelle pour différents journaux de La Valette et auteure de l'un des blogs les plus consultés de Malte, parfois controversée, Daphne Caruana Galizia ne comptait plus ses ennemis sur l'île, y compris au plus haut sommet de l'Etat. Elle avait déjà reçu des menaces de mort, selon les médias maltais.
"Elle était le poil à gratter, le caillou dans la chaussure des autorités; elle dérangeait vraiment", décrit la responsable de RSF.
Il y a eu des mesures de rétorsion contre elle, ses comptes bancaires ont été gelés.Pauline Adès-Mével
Et les ennemis étaient de tous bords. La journaliste a autant dénoncé les pratiques du gouvernement actuel que celles de membres de l'opposition. Ses investigations sur les "Panama Papers" l'ont ainsi conduite à accuser de malversations plusieurs proches du Premier ministre Joseph Muscat, lequel a dû convoquer des législatives anticipées en forme de vote de confiance -qu'il a facilement remportées.
L'organisation RSF était entrée en contact avec Daphne Caruana Galizia l'hiver dernier, après le gel de ses comptes bancaires en rétorsion pour ces révélations.
Quelques heures avant sa mort brutale, elle publiait de nouvelles accusations visant, cette fois, l'opposition.
A Malte, le harcèlement judiciaire met en difficulté les journalistes.Pauline Adès-Mével
Reporters sans frontières assure ne pas avoir connaissance d'autres cas aussi graves de menaces ou de pressions envers des journalistes à Malte.
En revanche, les procès en diffamation y sont quasiment systématiques et sont un obstacle bien réel à la liberté de la presse, selon l'organisation. Daphne Caruana Galizia en était d'ailleurs coutumière. "Les politiciens n'hésitent pas à engager des poursuites pour des révélations qui les mettent en cause", déplore Pauline Adès-Mével.
Un "harcèlement judiciaire" qui met en difficulté les journalistes: "entre la procédure judiciaire qui prend du temps et l'aspect financier, de telles méthodes les empêchent de travailler."
Face à la gravité des faits, les yeux des défenseurs de la liberté de la presse sont désormais braqués sur la petite île méditerranéenne. Ils espèrent que l'enquête, qui commence à peine, sera aussi indépendante que l'a promis le Premier ministre.
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Pauline Turuban
Malte, un pays où persistent corruption et clientélisme
Dans un rapport détaillé sur Malte paru en février dernier, l'organisation anti-corruption Transparency International rappelle que Malte est un pays où les scandales liés à la corruption dans les milieux politiques ou économiques ont été fréquents ces dernières années.
Le rapport note que ces affaires ont "terni la présidence maltaise du Conseil de l'Union européenne", qui s'est achevée le 30 juin dernier.
Selon une estimation de Bruxelles, l'île méditerranéenne aurait perdu à cause de la corruption près de 12% de son PIB, soit 1,25 milliard de dollars, chaque année entre 1995 et 2014.
Transparency International décrit "des irrégularités dans l'attribution de marchés publics, des conflits d'intérêts non résolus parmi les ministres en fonction et une porosité entre la classe politique et le milieu des affaires".
L'organisation évoque encore le travail de Daphne Caruana Galizia, en soulignant que Malte est le seul pays de l'Union européenne à avoir un ministre en exercice cité dans les "Panama Papers".
La liberté de la presse menacée, y compris en Europe
Lors de la sortie de son rapport annuel en avril dernier, Reporters sans frontières dressait un bilan très sombre de la liberté de la presse dans le monde. Le président de RSF Suisse Gérard Tschopp soulignait que la plus grande détérioration de la liberté de la presse avait lieu en Europe.
Depuis le début de l'année 2017, 54 journalistes ont été tués dans le monde, selon le décompte de la Fédération internationale des journalistes (IFJ).