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"Ce qui se passe avec Trump est sans précédent dans l’histoire moderne"

La version intégrale de l'interview de John Kerry
La version intégrale de l'interview de John Kerry / L'actu en vidéo / 18 min. / le 28 octobre 2017
John Kerry, secrétaire d'Etat américain sous la présidence du démocrate Barack Obama, livre sa vision des Etats-Unis de Donald Trump et son avis sur les dossiers chauds du moment.

L'Américain, francophile et amateur de la Suisse où il était de passage fin octobre, s'est livré au jeu des questions-réponses pour l'émission Pardonnez-moi de la RTS. Il s'exprime sur ses liens avec Barack Obama, le dossier du nucléaire iranien, les Etats-Unis sous la présidence Trump, les accords de Paris sur le climat, la Suisse... et son propre avenir. Verbatim.

- RTSinfo: Vous avez été quatre ans le patron de la diplomatie américaine, aux côtés de Barack Obama. D’un avion à l’autre, entre les paix et les guerres. Comment se sent-on après une telle expérience?

- John Kerry: Je me sens bien. J’ai l’impression que j’ai fait tout ce que j’ai pu. Je suis fier de ce que nous avons accompli. Fier d’avoir pu mettre un terme aux armes chimiques en Syrie, d’avoir mis sur pied l’accord nucléaire avec l’Iran, d’avoir abouti aux accords de Paris, d’avoir travaillé pour résoudre le problème du sida en Afrique et celui d’Ebola. Je crois que nous avons réalisé beaucoup de choses.

- Comment va Barack Obama? Est-ce que vous lui parlez?

- Il va bien. J’ai dîné avec lui au courant de l’été, dans un lieu de vacances où on se retrouve. C’était vraiment sympa. Il travaille sur sa fondation, il travaille aussi sur un livre. Et il suit de près tout ce qui se passe…

- Ce qui se passe, c’est la politique de Donald Trump, si différente de la vôtre. Est-ce que c’est une épreuve?

- Oui, c’est un défi! Il n'y avait aucune raison scientifique légitime, aucun fait qui justifiait ce qu’a fait le président en abandonnant les accords de Paris. C’est contraire à tout ce que la science nous dit, contraire à ce que font tous les autres pays. Ce n’est pas qu’il sache quelque chose que nous ne savons pas! Il ne comprend pas, en fait! Il a pris une mauvaise décision et ça a un impact. Mais ça n’empêchera pas les Etats-Unis de respecter les accords de Paris! 90 maires, 90 villes, 38 Etats américains se sont engagés à atteindre les objectifs de Paris et non seulement nous les atteindrons, mais nous les dépasserons.

- Vous dites que la décision de ne pas certifier l’accord nucléaire iranien est dangereuse. Dangereuse en quoi?

- Nous savions ce qui se passerait en Iran sans les accords! Ils se précipitaient vers une bombe. Ils construisaient un système avec assez d’uranium enrichi pour 10 à 12 bombes et ils étaient à deux mois d’avoir la capacité de le faire. A présent, non, ils ne peuvent plus réaliser une bombe. Ils évoluent dans un autre sens. Donc, maintenant, mettre tout sens dessus-dessous et créer un potentiel de conflit, ça n’a aucun sens! Ca va contre le bon sens et c’est dangereux. Vous introduisez au Congrès, vous mettez dans le débat politique dans tout le pays, quelque chose qui avait été négocié au prix de beaucoup d’efforts, et avec sept pays. Le Congrès des Etats-Unis ne peut pas régler seul cet accord sans se mettre à dos l’Iran et d’autres pays.

- Donald Trump maintient un climat de tension permanente avec ses tweets. Est-ce un risque?

- Toujours plus d’Américains se rendent compte que le phénomène des tweets est fatigant, destructif, qu’il interrompt le dialogue authentique et qu’il génère une politique du chaos qui n’est pas bonne.

- Barack Obama vous laissait une grande latitude. Votre successeur Rex Tillerson découvre souvent les ordres sur son fil Twitter. Comment qualifier cette situation?

- Sans précédent. Et très contre-productive. Il est très difficile d’être secrétaire d’Etat quand le président vous sape publiquement comme il l’a fait.

- Dans certains cas, la stratégie Trump a marché. En Syrie, un bombardement brutal, précis. Est-ce que vous accordez que, parfois, des choses marchent avec lui?

- Le bombardement n’a rien changé fondamentalement sur le terrain en Syrie. Il n’y a aucune négociation, aucun mouvement ici à Genève, aucune paix pour le peuple de Syrie. La clé de ce bombardement, qui à mon avis était mérité, devait être un suivi diplomatique et un plan pour arriver à une table de négociation et résoudre le problème. Cela ne s’est pas produit, de nombreuses occasions ont été manquées à cause de ça.

- Le président des Etats-Unis n’est pas seulement président des Etats-Unis. Il compte pour nous, Européens, Suisses. Est-ce qu’il y a chez lui un problème de caractère?

- Je ne veux pas attaquer, qualifier son caractère sur une télé internationale. Mais je crois qu’on peut dire que ce qui se passe aux Etats-Unis en ce moment ne représente pas un comportement normal. Beaucoup de gens sont préoccupés de la manière dont les décisions sont prises et de l’absence de réflexion stratégique sur un certain nombre de sujets.

- Il y a eu beaucoup de présidents controversés, mais ce qui se passe, là, c’est sans précédent à votre avis?

- Oui c’est sans précédent! Ce genre de présidence chaotique n’a jamais été vu auparavant, dans l’histoire moderne.

- Vous avez vu la guerre durant toute votre vie. Vous avez encore un éclat de balle du Vietnam dans votre jambe. Cela a changé votre vision du monde?

- Bien sûr. Cela m’a appris la valeur de ce que représente une ville comme Genève. La nécessité de réunir les pays et d’éviter la guerre. Ca m’a donné un bien meilleur sens des responsabilités dans un rôle public. Pour comprendre l’importance des décisions prises et comprendre leurs conséquences et les traiter de façon responsable. Le film de Ken Burns sur le Vietnam, qui je pense sera vu en Europe, est la brillante narration historique des mauvaises décisions, de la tromperie, des mensonges mêmes, dans certains cas, et de l’absence de connaissance appliquées à la Guerre du Vietnam. J’ai quitté le Vietnam avec la conscience des responsabilités: s’assurer que l’on épuise les remèdes diplomatiques et qu’on fasse tout ce qui est possible pour assurer la paix.

- Votre mandat a été marqué par la rivalité entre les Etats-Unis et la Russie. Vladimir Poutine dit qu’il y avait une promesse orale à Gorbatchev de ne pas étendre l’OTAN, et vous l’avez étendue. Est-ce que vous l’admettez?

- Est-ce que je reconnais que le président Poutine avait un problème avec l’élargissement de l’OTAN, oui! ça, bien entendu, je le comprends!

- Mais est-ce que vous avez promis sans tenir?

- Mais qui a promis?

- Au moment de la fin de la Guerre froide.

- Je ne sais pas s’il y a eu une promesse pour faire cela. Franchement, je ne connais pas la réponse. Mais je sais que Poutine a été très dérangé par l’élargissement de l’OTAN. Il est important de comprendre que toutes nos relations avec la Russie n’étaient pas caractérisées par le conflit. Oui, il y avait des différences sur la Crimée, sur l’Ukraine. Des différences sur la Libye, sur l’OTAN… Mais nous avons aussi coopéré sur beaucoup de choses, Serguei Lavrov et moi nous sommes vus souvent, ici même, à Genève, notamment pour faire sortir les armes chimiques de Syrie, ce qui était un grand succès. Nous avons coopéré sur l’accord nucléaire avec l’Iran, sur l’accord de Paris et sur d’autres questions, par exemple la zone de protection maritime, la plus grande du monde, parce que Poutine a écouté ce que j’ai dit. On peut trouver un chemin de coopération malgré le fait que nous ayons des différences importantes sur d’autres points.

- Est-ce que la Russie a voulu se venger? Est-ce qu’elle est intervenue dans la campagne présidentielle? Votre conviction?

- Je crois qu’il y avait un certain degré de vengeance, c’est certain. Mais comprendre exactement l’aspect de cette vengeance, c’est plus difficile à dire.

- Ils voulaient faire perdre Madame Clinton, faire perdre votre camp?

- Là, je ne connais pas la réponse. Je sais qu’il s’est immiscé dans la campagne, plutôt en faveur de Donald Trump.

- Votre mandat a été marqué par les révélations sur les écoutes de la NSA. Mme Merkel écoutée par vous! Est-ce que vous faites un mea culpa?

- Bien sûr, et du reste le président Obama l’a dit très clairement. Il ne savait pas ce qui se passait. Ceci était quelque chose de résiduel de la Guerre froide. Quelque chose qui s’est poursuivi dans la bureaucratie et qui était inapproprié. Le président a dit que c’était inapproprié, j’ai dit que c’était inapproprié. Je n’étais pas au courant et quand j’en ai eu connaissance, j’ai dit: 'Il faut que ça s’arrête.'

- Vous les Américains, vous dites ça. Mais est-ce que vous ne restez pas dans l’idée de Jefferson, "l’empire de la liberté"? Vous diffusez la liberté, mais aussi votre empire, avec toujours plus d’influence dans le monde.

- Je crois que les Etats-Unis ont été fidèles à ces valeurs fondamentales de la démocratie, de la liberté, de la liberté de parole, d’association. Les droits individuels et aussi sur la sphère privée. Nous avons des lois bien précises. Mais dans le cas de collectes d’informations, le fait qu’il existe des pratiques qu’un nouveau président, arrivant, ne connaisse pas et que la bureaucratie poursuive ses propres objectifs et dépasse les bornes, cela le président Obama l’a dit de façon très claire, dans des conversations privées avec Angela Merkel, mais aussi publiquement dans les changements qu’il a mis en place: ceci n’aurait pas dû se faire. Et, à ma connaissance, ne se produit plus.

- En 2004, vous auriez pu gagner contre George Bush. Vous étiez le candidat démocrate. Le monde serait différent aujourd’hui?

- Oui, oui. On n’aurait pas vu ce qui s’est passé en Irak, mais ça ne s’est pas produit et il ne sert à rien de spéculer sur les différences. Ça s’est joué à un Etat près, c’était serré.

- La guerre d’Irak, ça a été le début d’une série de problèmes dans le monde?

- Absolument, et sans aucun doute une des pires décisions de politique étrangère de l’histoire des Etats-Unis.

- Vous avez des attaches avec la Suisse, avec Didier Burkhalter, et un lien personnel avec Guillaume Barazzone (ministre PDC en Ville de Genève, ndlr) qui vous a invité à Genève. Cela compte pour vous?

- Bien sûr, bien sûr! Vous plaisantez! J’adore la Suisse depuis des années, depuis que j’étais enfant. J’ai appris à aimer les montagnes, à aimer le ski. J’ai été à l’école dans deux régions suisses à Zoug et à Villars, j’ai appris la langue, j’ai eu des expériences uniques et j’adore revenir ici.

- Vous êtes l’anti-Trump. Européen. Peut-être même trop cultivé. On le disait pendant la campagne, face à George Bush: Kerry est trop cultivé, trop français, trop élégant. Cette Amérique-là, elle disparaît ou elle peut revenir?

- Je ne suis pas d’accord avec toutes ces remarques, je les ai entendues, mais…

- On disait: trop snob.

- Non, je ne pense pas que c’est ça qui ait fait la différence. Dans cette course, ce n’est pas ça qui a fait la différence. Il y a des choses que nous aurions pu mieux faire dans ma propre campagne, et il y a eu certaines choses inappropriées dans la campagne adverse. Entre nos deux camps, il y avait une marge qui était très petite.

- Vous pouvez être candidat la prochaine fois?

- Non, non. Je n’ai aucune intention de me lancer dans des activités politiques, j’essaie de traiter de problèmes, mais pas de politique.

Propos recueillis par Darius Rochebin

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