Carnet de route de Syrie

Grand Format

RTS - Alexandre Habay

Introduction

Sept ans après le soulèvement, la victoire du régime syrien sur les forces rebelles semble acquise. Mais le pays vit toujours des épisodes d'une rare violence, tandis que les puissances régionales cherchent plus que jamais à peser sur le dénouement de la crise. L'envoyé spécial de la RTS Alexandre Habay s'est rendu sur place pour une dizaine de jours.

Chapitre 1
De la fin d'une guerre à l'ouverture de nouveaux conflits

RTS - Alexandre Habay

A son retour, Alexandre Habay a confié dans l'émission Forum avoir rencontré des discours et des ressentis très différents selon les régions ou les minorités rencontrées.

"J'ai rencontré deux types de population. Il y a ceux qui vivent une nouvelle guerre, qui étaient plus ou moins à l'écart. Par exemple les Kurdes d'Afrine, qui s'étaient émancipés du régime et avaient réussi à créer quelque chose de plus ou moins stable, une espèce d'expérience proto-démocratique."

"Et puis ceux qui s’attendent plutôt à la fin de la guerre, qui pensent qu'elle va se terminer en 2018. Là, dans la deuxième partie de mon voyage, dans la région alaouite, sur la côte, on était vraiment persuadé que c'était l'année de la fin de la guerre et donc, de leur point de vue, de la victoire."

>> Le récit d'Alexandre Habay dans Forum, au retour de son voyage en Syrie :

Barin Kobani, une combattante dont la vidéo du corps mutilé a choqué les Kurdes. [RTS - Alexandre Habay]RTS - Alexandre Habay
Forum - Publié le 13 février 2018

Mais la transition jusqu'à la paix s'annonce compliquée: "C’est vrai que c'est une phase particulière, un peu paradoxale. D'une part, on parle de stabilisation. Il y a moins de régions en guerre ou de kilomètres carrés en guerre. Le groupe Etat islamique (EI) a été pratiquement défait, le régime a repris beaucoup de territoires."

"Et en même temps, il y a des épisodes d'une violence inédite. La Ghouta orientale, la banlieue est de Damas, est bombardée et assiégée par les forces du régime. Idleb, province encore en mains des rebelles et d'une partie des djihadistes, est aussi bombardée. Enfin, il y a les frappes israéliennes sur des installations utilisées par les Iraniens aux portes de Damas et l'offensive turque sur les Kurdes d'Afrine."

"Ainsi, les grandes puissances testent mutuellement leurs limites pour savoir qui va vraiment peser à long terme sur la région. Et même les gens sur place ont du mal à lire le jeu régional actuel."

Les conditions du voyage

"J'étais accompagné d'un fixeur, quelqu'un qui fait la traduction, qui vous aide à organiser le voyage et travaille en coordination constante avec le ministère de l’Information pour des autorisations, par exemple avec l'armée (…) C’est en même temps une aide et une manière de vous contrôler", relate Alexandre Habay.

"Là où j'étais le plus contrôlé en Syrie, c’était à Lattaquié, sur la côte alaouite, où j'étais en permanence accompagné par quatre à cinq officiers des renseignements, parfois davantage."

"Même si les journalistes sont soumis à ces contraintes, je pense qu'il faut y aller, parce que la majorité des Syriens aujourd'hui vivent dans ces zones sous contrôle du régime. Ils ont des histoires à raconter. Et puis il y a les angles morts, les histoires qu'on ne peut pas raconter depuis là-bas. Mais on les raconte ailleurs, dans d'autres moments de l’information, afin d'avoir une couverture assez équilibrée."

Quant à sa propre sécurité, l'envoyé spécial estime s'être senti plus en sécurité sur les routes que lors d'un précédent voyage dix mois plus tôt. "Les gens circulent plus facilement de ville en ville. (...) C'est peut-être aussi ce sentiment que les choses s'acheminent vers une résolution. Mais encore une fois, avec de grosses inconnues et des épilogues qui promettent d’être très violents."

Chapitre 2
L'épilogue du conflit syrien se joue dans la Ghouta orientale, aux portes de Damas

Reuters - Bassam Khabieh

Aux portes de la capitale, l'armée gouvernementale bombarde avec une intensité inédite un fief rebelle: la Ghouta orientale. C'est dans cette zone notamment que se joue l’épilogue sanglant du conflit syrien, avec d'importantes pertes civiles. Une escalade massive, qui a fait plus de 400 morts dont une centaine d'enfants en cinq jours, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH).

>> Lire : Plus de 400 morts après cinq jours d'offensive syrienne sur la Ghouta

Selon des témoignages sur place, la Ghouta orientale vit ses journées les plus violentes depuis le début de la guerre en 2011, tandis que Damas a essuyé d'innombrables tirs de mortiers venus des positions rebelles qui visent la plupart du temps la vieille-ville, notamment le quartier chrétien de Bab Touma.

>> Ecouter la correspondance depuis Damas :

Des bombes au chlore auraient été utilisées récemment  sur des quartiers de civils de la Ghouta. [Reuters - Bassam Khabieh]Reuters - Bassam Khabieh
Le 12h30 - Publié le 9 février 2018

La communauté internationale impuissante

"La communauté internationale fait grand bruit de la Ghouta parce que les salafistes qui se trouvent dans cette enclave sont soutenus par Washington", analyse Alexandre Vautravers, spécialiste des questions militaires à l'Université de Genève. "Personne n'a les mains libres, tout le monde est lié par des promesses dépendant d'autres acteurs, dans la région ou plus loin", ajoute-t-il.

Il précise que "le régime syrien a l’initiative parce qu’il vient de remporter une offensive importante dans le nord du pays, qu'il se trouve "dans un cycle de renouvellement" et qu'il a "des forces disponibles pour une nouvelle offensive, qui sera la Ghouta".

>> Ecouter l'analyse d'Alexandre Vautravers dans le 12h30 :

La Ghouta orientale représente un enjeu stratégique pour toutes les parties. [AP/Keystone - Syrian Civil Defense White Helmets]AP/Keystone - Syrian Civil Defense White Helmets
Le 12h30 - Publié le 21 février 2018

Un bureau humanitaire suisse ouvert à Damas

De son côté, la Confédération affirme sa présence humanitaire via un bureau récemment ouvert à Damas. Cette présence officielle suisse en Syrie se résume pour l'instant à une suite dans un hôtel de la capitale syrienne, a pu constater Alexandre Habay, mais l'infrastructure est destinée à se développer. Les trois employés locaux sont dirigés par le Suisse Daniel Beyeler.

Si le bureau est encore en phase d’installation, des projets sont déjà en route. On retrouve notamment une experte dans le domaine de l’eau, qui travaille avec l'Unicef.

>> Ecouter le reportage :

La Suisse a lancé notamment un projet dans le domaine de l'eau à Homs. [Reuters - Omar Sanadiki]Reuters - Omar Sanadiki
Le 12h30 - Publié le 5 février 2018

>> Lire aussi : La Confédération relance des projets humanitaires en Syrie

Chapitre 3
Afrine, théâtre de l'offensive turque contre les Kurdes

RTS - Alexandre Habay
Alexandre Habay: "Les Kurdes sont seuls sur le plan militaire"
19h30 - Publié le 8 février 2018

Le district Afrine ainsi que la ville du même nom, situés dans le nord de la Syrie, sont le théâtre d'une offensive lancée il y a un mois par l'armée turque et les rebelles de l'Armée syrienne libre, alliés d'Ankara. Objectif de la Turquie: chasser les forces kurdes, qui contrôlent la région depuis plusieurs années.

La Turquie n'a pas exclu l'hypothèse d'une confrontation directe entre son armée et l'armée syrienne, paradoxalement appelée à la rescousse par certains Kurdes. Du côté du régime de Bachar al-Assad, on n'a pas encore communiqué clairement les intentions, mais des milices loyalistes ont d'ores et déjà pris position à Afrine.

>> Ecouter le point sur l'offensive turque à Afrine dans Forum :

Afrine. [RTS - Alexandre Habay]RTS - Alexandre Habay
Forum - Publié le 19 février 2018

Le sentiment d'abandon des Kurdes d'Afrine

L'offensive turque a poussé des milliers de Kurdes d’autres régions à affluer vers l’enclave pour manifester leur solidarité ou pour prêter main forte aux combattants locaux. Les Kurdes, qui étaient une solution militaire pour le régime syrien, sont dorénavant un problème politique en raison du contentieux avec les Turcs, une haine incarnée par le président Erdogan.

>> Le reportage sur les manifestations :

Manifestation de la population kurde d'Afrine, 04.02.2018. [RTS - Alexandre Habay]RTS - Alexandre Habay
La Matinale - Publié le 5 février 2018

>> Le point à Afrine après deux semaines d'offensive turque :

Quatorzième jour de l’opération militaire turque contre les forces kurdes dans l’enclave d’Afrin, au nord de la Syrie. [Anadolu Agency/AFP - Cem Genco]Anadolu Agency/AFP - Cem Genco
Forum - Publié le 4 février 2018

Chapitre 4
Lattaquié, le "réduit alaouite" épargné par la guerre

RTS - Alexandre Habay

La région côtière de Lattaquié, capitale historique et culturelle des alaouites (confession représentant 10% de la population), est l'une des plus sécurisées de Syrie.

Avec ses hôtels et ses plages, la région semble épargnée par la guerre. Mais celle-ci est très visible d’une autre manière: les posters innombrables des hommes de la région tués au combat que l'on voit sur les murs, sur les vitrines de magasins et les poteaux.

A Qardaha, près de Lattaquié, se trouve l'imposant mausolée de Hafez al-Assad. Wafaa tient un magasin dans le village et raconte le lourd tribut payé par les jeunes de la région: "En vérité, c'est comme si j'étais la mère de tous les martyrs de la région. J'ai trois fils dans l'armée, qui ont tous servi dans les zones très dangereuses (...). Chaque matin, je me réveille comme toutes les mères de soldats en m'attendant à recevoir la mauvaise nouvelle à propos de mon fils."

Le tribut payé par Lattaquié se constate aussi par le peu de jeunes hommes dans les rues. Ils sont enrôlés, morts ou exilés, pour ceux qui ont préféré éviter une mobilisation.

>> Ecouter la correspondance à Lattaquié :

Wafaa tient un magasin à Qardaha pres de Lattaquié. [RTS - Alexandre Habay]RTS - Alexandre Habay
Tout un monde - Publié le 8 février 2018

Les alaouites et le régime

Considérés comme part de la colonne vertébrale du pouvoir et la cible des extrémistes sunnites, les alaouites ont acquis une position dominante au sein de l’armée syrienne et de l’appareil sécuritaire.

Traditionnellement, les Syriens n’aiment pas mettre en avant leur confession. Mais depuis la "crise", comme on dit là-bas, qui a commencé en 2011, les choses ont changé. Les communautés se sont repliées, parfois affrontées.

Les alaouites traînent une longue histoire de persécution, jusqu'à la prise de pouvoir de Hafez al-Assad, le père de Bachar, au début des années 1970, qui a consacré une sorte de revanche pour cette communauté historiquement pauvre et rurale.

"Tout le monde dit que les alaouites contrôlent la Syrie, mais ce n'est pas vrai. Le président n'est même pas alaouite, il est musulman sunnite comme le veut la Constitution. Il est d'origine alaouite, oui", explique Ali, un journaliste local officiellement chargé de guider Alexandre Habay à Lattaquié, et l'une des rares personnes à s'être exprimée en tant qu'alaouite.

"La seule chance pour les terroristes de prendre une ville, c'est de créer des conflits entre les communautés religieuses. Quand je vivais à Raqa, ils ont commencé à massacrer les alaouites et les chiites. Ils l’ont fait pour provoquer une réaction des alaouites. En retour, on a vu que la majorité des soldats de l'armée syrienne sont venus de la côte alaouite", poursuit Ali.

L'exemple de coexistence religieuse

Après trois ans de siège par le groupe Etat islamique, la ville de Deir Ezzor a célébré une messe au début du mois de février en présence de patriarche syriaque orthodoxe, dans une église dévastée par les combats. Le régime syrien et son allié le Hezbollah libanais mettent volontiers en avant la question des minorités et de la coexistence religieuse.

Pour les chrétiens de Syrie, ce premier office à Deir Ezzor en trois ans est comme une revanche sur une histoire qui tournait en leur défaveur.

A l'autre bout du pays, le père Atef, rencontré à l’église du Sacré-Cœur de Lattaquié, confie son émotion. "Nous avons vécu longtemps dans le respect mutuel. Il y a des exemples historiques où les musulmans nous ont protégé, comme au 19e siècle lors des massacres de Damas, ils ont versé de l’or pour sauver des chrétiens", explique-t-il.

Le Père Atef dans son église du Sacré-Cœur de Lattaquié, en Syrie. [RTS - Alexandre Habay]RTS - Alexandre Habay
La Matinale - Publié le 7 février 2018

Au bord d'une route près de Homs, Fahad, tient une échoppe où il vend des boissons et des paquets de chips. Un drapeau du Hezbollah attire l'attention de notre envoyé spécial. Entre deux jobs, Fahad combat pour la milice chiite libanaise.

Ses parents sont de confessions différentes et il réfute les accusations de sectarisme adressé au Hezbollah: "Il y a beaucoup de raisons pour rejoindre le Hezbollah: 90% du temps, c’est pour des raisons religieuses. Mais il y a une diversité de religions, il n’y a pas que des chiites, mais aussi des alaouites, des chrétiens, des sunnites. C'est avant tout un mouvement qui se bat pour notre patrie."

Fahad, jeune volontaire du Hezbollah en Syrie. [RTS - Alexandre Habay]
Fahad, jeune volontaire du Hezbollah en Syrie. [RTS - Alexandre Habay]

Chapitre 5
Le chemin étroit de l'opposition intérieure

RTS - Alexandre Habay

A Damas, Alexandre Habay a rencontré des membres de l'opposition intérieure et de la société civile qui s'opposent au pouvoir de Bachar al-Assad et plaident pour la négociation envers et contre tout.

L'opposition interne en Syrie est souvent moins médiatisée que l'opposition en exil. Souvent, quand on interroge des opposants syriens en Suisse ou à l’étranger, les reproches fusent. Elle est accusée de compromission avec le régime, à qui elle servirait même de caution: inutile au mieux, vendue au pire.

Il existe des partis d’opposition "officiels" en Syrie, qui servent à quelques nuances près le même discours que le pouvoir. Mais il y a aussi des organisations qui naviguent dans une zone grise qui peut s’avérer périlleuse.

"Je ne me sens pas obligé de quitter le pays. Nous devons assumer notre décision de rester. Nous n’avons aucune garantie de qui que ce soit, d’aucune puissance étrangère. Et nous savons à quel type de pressions nous faisons face. Mais laissez-moi vous dire que si je quittais le pays, je perdrais 99% de l'influence politique que j'exerce depuis l'intérieur", explique Ahmad el Esrawi, membre de l'Union démocratique socialiste arabe.

Peur des représailles

"J’ai constamment peur d’être enlevé, de disparaître et d’être tué. Nous savons que ce régime est criminel et assassin, qu’il ne s’impose aucune limite. Mais nous n’avons d’autres options que la résilience et la patience. Nous cherchons le changement démocratique et nous continuerons à poursuivre ce but en dépit de toutes les pressions", poursuit le septuagénaire.

Dans son bureau, on trouve le portrait de Gamal Abdel Nasser au lieu de celui de Bachar al-Assad que l'on voit partout en Syrie. Et surtout, le drapeau national syrien noir et rouge et non celui à bande verte utilisé par l'opposition dure. Pour se démarquer de l’opposition soutenue par l’Occident et les pays arabes, Ahmad el Esrawi souligne son attachement à la souveraineté syrienne et son refus des interventions étrangères.

Anas Joudeh, fondateur de Nation Building Movment. [Capture d'écran Youtube]
Anas Joudeh, fondateur de Nation Building Movment. [Capture d'écran Youtube]

Anas Joudeh , fondateur du Mouvement pour la reconstruction nationale, défend une approche non partisane. "Ça ne veut pas dire que nous ignorons la crise politique en Syrie, mais nous pensons qu’il est plus important maintenant d'avoir des acteurs sociaux. Le problème de la Syrie - à cause de 40 ans ou 50 ans d’oppression dans l’espace public - c’est qu'il n’y a aucun mouvement social qui peut mettre des sujets comme la réconciliation ou la décentralisation sur la table du dialogue", estime-t-il.

Malgré son caractère non partisan, son organisation dit être confrontée de manière quotidienne aux pressions de l’appareil sécuritaire.

>> Ecouter le reportage dans Tout un monde :

Ahmad el Esrawi, membre de l'Union démocratique socialiste arabe. [RTS - Alexandre Habay]RTS - Alexandre Habay
Tout un monde - Publié le 23 février 2018