Groupe terroriste Etat islamique, crise migratoire, absence de véritable Etat... la Libye se ferme aux journalistes et les visas y sont accordés au compte-gouttes. La correspondante de la RTS en Afrique du Nord Maurine Mercier a pu s'y rendre. Son récit.
Chapitre 1
Un pays scindé en deux
RTS - Maurine Mercier
La Libye s'enlise depuis la mort du colonel Kadhafi en 2011. Elle est divisée entre deux gouvernements. Côté est, le bloc du général Haftar. Côté ouest, le gouvernement de Tripoli, soutenu par la communauté internationale, qui, malgré cela, n'arrive pas à s'imposer, à chasser les milices et à assurer un début de sécurité.
Notre correspondante Maurine Mercier, qui avait déjà voyagé en Libye il y a un an et demi, en pleine guerre contre le groupe Etat islamique (EI) à Syrte, a cette fois pu se rendre dans trois villes: Tripoli, Misrata et Syrte. Impossible d'accéder à l'Est du pays, les visas étant délivrés par le gouvernement rival.
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Quant au sud du pays, il est hors-contrôle, gangrené par les trafiquants, les conflits, et les combattants de l'EI.
Rares sont les journalistes qui peuvent entrer en Libye, car le gouvernement n'accorde quasiment plus de visa. Et les conditions de sécurité rendent le travail sur le terrain compliqué. Les autorités empêchent par exemple l'accès aux camps de migrants, sauf à un camp "modèle" qui ne reflète en rien la réalité.
Chapitre 2
A Tripoli, un faux calme
RTS - Maurine Mercier
A Tripoli, la capitale, les affrontements ont nettement diminué depuis début 2018. Les habitants estiment que la situation s'est améliorée, mais les attaques peuvent survenir à tout moment.
Le 2 mai dernier, le groupe terroriste Etat islamique a frappé le bâtiment de la haute commission électorale, en plein coeur de la capitale, deux jours après le départ de notre correspondante. Cette instance doit organiser des élections d’ici la fin de l’année pour tenter de sortir le pays de la violence.
Aujourd'hui, l’une des principales menaces est les kidnappings, qui sont devenus une véritable "industrie" et permettent aux trafiquants de s'enrichir. Ils s'en prennent notamment à ceux qui montrent des signes extérieurs de richesse. Les premières victimes en sont les Libyens.
Les banques à court de liquidités
Par ailleurs, la situation économique du pays ne cesse de se dégrader. Le dinar s'est effondré, les prix explosent et les banques sont à court de liquidités. Les Libyens font d’interminables files d’attente – parfois pendant des jours – pour espérer récupérer une partie de leur salaire.
Chapitre 3
A Syrte, la reconstruction
RTS - Maurine Mercier
Le groupe Etat islamique avait réussi à implanter son califat à Syrte, juste en face des côtes européennes de la Méditerranée. Après une guerre extrêmement violente, les brigades – souvent composées d'étudiants - ont réussi à libérer la ville, aidées notamment par les frappes américaines. La victoire a été célébrée en décembre 2016.
Maurine Mercier s'était rendue dans cette ville durant la guerre. Elle y est retournée un an et demi après. Elle a pu constater que si le califat est bien tombé, l'ombre du groupe Etat islamique plane toujours sur la ville.
L’université vient de rouvrir, mais un bâtiment sur deux est encore miné. Tout le matériel a été pillé par l’EI ou détruit durant la guerre pour le déloger de Syrte. "On a besoin d’aide. Pour notre université, mais d’abord pour la ville ! Les gens reviennent, mais ils n’ont plus de maison !", lance un professeur.
Il a fallu une guerre pour réussir à chasser l'Etat islamique d’ici, C’était nécessaire, mais maintenant tout est démoli et personne ne nous tend la main.
"Aujourd'hui, 3000 familles n’ont plus de toit. Il a fallu une guerre pour réussir à chasser l'Etat islamique d’ici. C’était nécessaire, mais maintenant tout est démoli et personne ne nous tend la main", témoigne la vice-maire de Syrte, Haniya Salem Abukhirais. "Il y a deux gouvernements en Libye, c'est très compliqué. Du coup, on n’a plus d’interlocuteur", poursuit-elle.
Les habitants de Syrte ont-ils peur que le groupe EI revienne? "Ça nous terrorise! (...) Beaucoup de gens affirment qu'ils attendent juste de pouvoir reprendre le contrôle de la ville. C’est aussi pour ça que je vous dis qu'on a besoin d’aide ! Parce qu'on a peur que tout cela recommence !", répond Leila, une enseignante dont la maison a été détruite pendant la guerre.
"La guerre a brisé nos rêves"
Mahmoud, un Libyen que Maurine Mercier avait déjà rencontré lors de ses reportages précédents à Syrte, est encore plus découragé aujourd'hui qu'il ne l’était durant la guerre.
Son neveu, dont la maison a été détruite par les bombardements américains, a dû faire la guerre contre l'EI. "Nous avons dû faire la guerre contre des terroristes qui sont une menace pour le monde entier, pas seulement pour nous! J’ai été obligé de faire la guerre. Elle a brisé nos rêves", raconte-t-il.
A ses yeux, notre envoyée spéciale, occidentale, représente la communauté internationale. Elle écope de la colère du jeune homme. "Vous n’êtes venus nous aider qu'à la fin de la guerre … Et puis, plus rien (...) Cette guerre, vous l’avez faite juste pour protéger l’Europe de l’Etat islamique, vous avez bombardé, et vous êtes partis", accuse-t-il.
Chapitre 4
A Misrata, la sécurité n'est plus assurée
RTS - Maurine Mercier
En Libye, il y a moins d'un an, si l'on cherchait la seule et unique ville à peu près sécurisée du pays, on nous orientait généralement vers Misrata. En effet, des groupes armés parmi les plus puissants du pays protègent la troisième plus grande ville de Libye.
Mais cette réputation de "forteresse" est tombée avec l'assassinat du maire - un homme modéré qui prônait la paix - le 17 décembre 2017. Avec cette attaque, tous les espoirs de la jeunesse locale se sont envolés.
"Il voulait rapprocher tous les partis politiques ici à Misrata. En fait, il voulait le retour du calme", relatent deux jeunes professeurs de français rencontrés par Maurine Mercier.
"42 ans d'ignorance"
Aujourd'hui, viennent s'ajouter aux problèmes de sécurité, les difficultés économiques. Les prix ont explosé. "Avant, je pouvais vivre. Je pouvais faire des allers-retours en France, pour poursuivre mes études", se souvient Walid, qui aujourd'hui ne peut même plus imaginer voyager dans la capitale libyenne, Tripoli. Il ne peut pas non plus se marier, dans un pays où les hommes ont la charge financière de la famille: "il faut une maison, c'est beaucoup trop cher".
Son ami confie peiner à payer l'éducation de ses enfants ou les médicaments lorsqu'ils sont malades. "Je n'ai plus d'espoir... soit on part en mer, soit on se suicide. Moi, si je peux partir, je n'hésite pas", glisse-t-il.
Walid et son ami ne regrettent pas la mort du Colonel Khadafi. Mais pour eux, la situation actuelle est le résultat de "quarante-deux ans d'ignorance. Il y a pas de société".
Chapitre 5
Le fiasco de la communauté internationale
Reuters - Ismail Zitouny
Pour les Libyens, si la communauté internationale n’arrive à rien, c'est parce qu'elle prend le problème à l’envers. L'ONU appelle à des élections cette année encore. "Désarmez-nous d’abord, et organisons des élections ensuite seulement", répondent les citoyens.
"Ici, on n’a pas de loyauté envers le pays. On est loyaux à ceux qui nous paient. Vous voyez les cartes de téléphones pre-paid ? C’est pareil! Les milices qui sont là maintenant sous le contrôle du gouvernement Sarraj, soutenu par la communauté internationale, elles ne le soutiennent pas lui. C'est l'argent qui les intéresse", explique Chokri, un Libyen rencontré par notre correspondante.
Pour lui, comme pour des dizaines d’autres interrogés, lorsque l’ONU met autour d’une table des personnalités influentes et qu'elle estime qu'à coup de dialogue, la solution politique émergera comme par miracle, elle est soit naïve, soit de très mauvaise foi.
"Encore faut-il que les Nations Unies et les pays occidentaux souhaitent réellement nous aider… mais si c’est le cas, il ne faudra pas plus d’une semaine pour stabiliser le pays. Les Libyens n’ont pas peur de se battre entre eux. Mais si une puissance internationale montre qu'elle est là, ils vont y penser à deux fois avant de s'affronter", estime un homme d'affaires.
Système mafieux
Ces milices sont aussi très souvent les bras armés de tous les trafics. Les hommes politiques y sont fréquemment liés et se partagent les profits. Ces gens n’ont donc strictement aucun intérêt à ce que le pays se stabilise.
Les Libyens rencontrés estiment que la communauté internationale ne fait que nourrir ce système devenu mafieux avec son désir prématuré d'élections.
Quelle solution alors? A contre-coeur, les Libyens réclament très souvent une intervention internationale. L’ONU doit prôner le dialogue, mais elle doit surtout venir taper du poing sur la table.
Hors micro, des responsables onusiens à Tripoli ont admis qu'ils n'avaient pas le sentiment d'être très utiles aujourd'hui.
Chapitre 6
Essor de la migration clandestine
RTS - Maurine Mercier
Le chaos libyen a fait du pays la plaque tournante de la migration clandestine et du trafic de migrants. Les garde-côtes libyens sont souvent soupçonnés de travailler avec les passeurs.
Un haut-responsable des garde-côtes s'est confié au micro de la RTS. Sa mission: lutter contre les trafics, malgré les menaces.
Il certifie ne pas collaborer avec les passeurs. "Mon fils a été kidnappé deux fois par les trafiquants. La dernière fois, ils lui ont tiré dessus. Ils sont prêts à tout pour continuer leur business", témoigne-t-il sous couvert d'anonymat.
Le fils en question, âgé de 19 ans, est encore encore très choqué. "Ils m’ont frappé au visage, partout. Et puis, ils m’ont lié les pieds et les mains, ils m’ont attaché au pare-chocs arrière de leur voiture, et ils ont traîné derrière eux sur un parking. C’était horrible. Ils m’ont libéré après 24 heures, et avant ça, ils m’ont tiré une balle dans la jambe (...) La seule chose qu'ils m’ont dite, c’est de dire à mon père d'arrêter de travailler".
"Ma mère n'arrête pas de demander à mon père d'abandonner son travail. Moi, je le soutiens. C'est son devoir... il fait cela pour son pays. Mon rêve à moi, c'est de pouvoir terminer mes études. Et que le pays retrouve sa stabilité et sa tranquillité", poursuit le jeune homme. Il assure qu'à l'approche de l'été, les trafics de migrants vont repartir de plus belle et que les menaces vont encore augmenter.
"Le retour de l'esclavage?"
Il y a peu, un reportage de CNN dénonçait "le retour de l'esclavage" en Libye. Toutes les personnes interrogées par notre correspondante expliquent que les trafiquants se revendent les migrants. Pas pour les faire travailler, mais pour leur extorquer de l'argent. Aucun de ses interlocuteurs, plusieurs dizaines de migrants et des associations libyennes et internationales actives dans l'aide aux migrants, n'a entendu parler de migrants vendus comme force de travail, si ce n'est dans les médias internationaux.
Les kidnappings, la torture, les viols, oui. Des violations dantesques des droits humains, oui. Mais de l'esclavage, non.
"Les kidnappings, la torture, les viols, oui. Des violations dantesques des droits humains, oui. Mais de l'esclavage, non", souligne Haitem Ben Lama, qui travaille pour As-Salam, une des associations libyennes qui tente de venir en aide aux migrants à travers tout le pays.
Les migrants ne peuvent remonter jusqu'à la mer qu'en se faisant vendre de trafiquant en trafiquant. A chaque étape c’est le même mécanisme : les migrants sont torturés jusqu'à ce que leur famille à l'étranger paie une rançon. Une fois que leurs tortionnaires estiment ne plus pouvoir leur extorquer davantage, ils les revendent aux prochains trafiquants, plus au nord qui exigera à son tour de l’argent.
Entre trafiquants, les prix se négocient selon la capacité d’un migrant à endurer de nouvelles tortures. Les familles sont sollicitées à chaque étape et les prix varient en fonction des nationalités.
Ceux qui ne résistent plus sont abandonnés dans des états effroyables au bord de la route.