Les musées ne sont plus forcément des édifices austères, gris et poussiéreux. En quelques décennies, ils sont devenus des centres d'attraction, parfois des attractions tout court, les emblèmes flamboyants des villes qui les abritent. Créés par les plus grands architectes, ces nouveaux temples modernes revitalisent les centres urbains et attirent des millions de visiteurs. La série "Amusée-moi" de l'émission Tout un monde décrypte la mue de ces institutions.
Le musée se met en scène
L'ère du marché et de la communication
Lorsque l'on dit musée, on pense au Louvre, au Prado ou au British Museum, ces grandes institutions historiques, liées au prestige et au pouvoir des nations. Pourtant, au fil de l'histoire, on s'est éloigné de l'idée du musée à vision globale ou réservée à une élite.
"A la fin du 18e siècle en Europe, un grand nombre de nations ont développé des musées ouverts au public, avec pour objectif un programme de l'Encyclopédie, des Lumières. La collection va permettre la formation des peintres, mais aussi le développement des sciences naturelles", explique le muséologue François Mairesse, professeur à l'Université de Paris-3.
La fin de "l'institution bourgeoise"
Il précise que jusqu'aux années 70 environ, le musée a conservé "un système qui reposait sur l'éducation et la recherche, vers une fonction éducationnelle toujours plus forte". Cette vision a été mise à mal après mai 68, où le musée était vu comme "l'institution bourgeoise obsolète par excellence".
Dès lors, on a vu le développement des musées d'art contemporain, les investissements dans l'architecture, mais aussi dans la communication, explique le muséologue.
Une logique de marché
Il y a un basculement de la politique économique. Le musée s'oriente de plus en plus vers le marché parce que les politiques publiques diminuent.
On pense notamment aux expositions temporaires et aux événements, des "blockbusters" qui attirent des centaines de milliers de visiteurs. La collection Schukin à la Fondation Vuitton à Paris avait par exemple attiré 1,2 million de curieux il y a un an. Ces rétrospectives coûtent cher à mettre sur pied, mais rapportent beaucoup financièrement et en termes d’image.
"Il y a un basculement de la politique économique. Le musée s'oriente de plus en plus vers le marché parce que les politiques publiques diminuent, notamment celle en faveur de la culture", analyse François Mairesse. "Il s'agit d'être populaire. Si un musée est subventionné à 99% ou 100% par les pouvoirs publics, il se fiche du public", ajoute-t-il.
Des effets sur l'environnement urbanistique
L'exemple de la Tate Modern
Beaubourg à Paris ou le Guggenheim à Bilbao sont deux icônes emblématiques de la nouvelle génération de musées qui ont un impact sur l’environnement urbanistique.
C'est aussi le cas de la Tate Modern à Londres. Cette gigantesque centrale électrique convertie en musée par les architectes suisses Herzog & De Meuron rivalise avec les plus grands temples de l’art moderne du monde. Elle reçoit 5 à 6 millions de visiteurs par an et elle a aussi contribué à régénérer la rive sud de la Tamise. Autrefois malfamé, le district de Southwark foisonne aujourd'hui de dynamisme et de créativité.
L'influence de l'institution
Un rayonnement au-delà des collections
Le musée a une capacité d’influence sans utiliser la force, par les idées et la culture. Un musée, comme le Louvre rayonne par exemple au-delà du bâtiment et des collections qu'il abrite.
"Ce qui est intéressant à propos des musées, c'est qu'ils trouvent leur origine dans le hard power, la manière forte. Les musées du 18e et 19e siècles possèdent des collections basées sur les conquêtes militaires, coloniales, ou même la colonisation intérieure des pays. A notre époque, au 21e siècle, les musées se transforment en adoptant le soft power: leur pouvoir vient de leur capacité à influencer la société et à promouvoir des agendas plutôt que simplement montrer sa puissance", analyse Gail Lord, présidente d'une agence spécialisée dans la conception de musées et auteure de "Musées, Villes et Soft power".
Avant qu'il y ait des frontières, il y avait des musées.
Selon elle, cette influence, ce rayonnement du musée, peut être ressentie dans plusieurs domaines: "l'art, l'ethnographie, l'archéologie... parce qu'ils renforcent les contacts entre les êtres humains".
Crédibilité
Gail Lord précise aussi que les musées peuvent jouer un rôle civique. "Avant qu'il y ait des frontières, il y avait des musées", souligne-t-elle. Elle évoque aussi leur réelle crédibilité aux yeux des citoyens, par rapport à d'autres acteurs, comme la politique ou les médias. "On leur accorde notre confiance, à une époque où la confiance est un problème aigu", conclut-elle.
Un exemple récent, c’est le Louvre à Abu Dhabi, inauguré en novembre dernier. Le président français Emmanuel Macron l'a décrit comme un "musée universel pour lutter contre l’obscurantisme". Son aspect transculturel est une valorisation culturelle, mais aussi financière: un milliard d'euros investis entre la France et les Emirats arabes unis.
La muséographie se transforme
L'exemple de la Brera à Milan
La Brera, à Milan, est un exemple parfait de la mue que connaissent les musées ces dernières années. Le bâtiment n’a pas changé, la collection - l'une des plus belles d'Italie - non plus, mais la muséographie a subi un sacré lifting. L’impulsion vient du nouveau directeur de la Brera, James Bradburne, en poste depuis deux ans et demi, qui a littéralement réinterprété la collection.
"C'est nous qui devons changer avec le temps, ce n'est pas l'art qui est contemporain", explique-t-il dans l'émission Tout un monde. A ses yeux, par exemple, Caravage est un artiste dont on peut apprécier la contemporanéité "au présent". Et ce que doit faire un musée, c'est présenter "une performance" de la collection qu'elle expose.
"Inviter diverses voix au musée"
Et concrètement, qu'est-ce que cela donne à la Brera? Des choix audacieux de couleurs pour les murs un bleu profond, intense pour les toiles du 15ème siècle, des éclairages qui mettent chaque toile en évidence, lumineuses… On a l’impression qu'elles sortent à l’instant de l’atelier de l’artiste. Les explications sont claires, visibles et complètement assumées. On trouve de grandes fiches descriptives de trois sortes: réflexions d'écrivains sur les œuvres, pédagogiques pour les familles et didactiques pour le contexte.
"Il faut qu'on invite diverses voix au musée (...). Il n'y a pas que des astronomes pour parler des étoiles. Il faut aussi accepter qu'il y a des poètes, des artistes, qui peuvent nous en parler", donne James Bradburne en exemple.
"Se rappeler de sa première visite"
Les deux priorités sont donc la collection et les visiteurs, et tout est mis en oeuvre pour que leur rencontre se fasse dans des conditions idéales. Ainsi, celui qui conçoit l'exposition doit "oublier l'expérience d'expert et se rappeler de sa première visite".
La carapace n'est pas le musée. Le musée, c'est l'animal qui vit là-dedans.
James Bradburne se montre en revanche très critique envers les "coups" médiatico-artistiques et les musées qui misent davantage sur les stars de l’architecture que sur leur collection. Pour lui, cette approche "cannibalise et détruit le musée". "La carapace n'est pas le musée. Le musée, c'est l'animal qui vit là-dedans", tranche-t-il.
La griffe des grands architectes
Le musée, une oeuvre en soi
Les musées portent souvent la griffe des plus grands architectes, au point que l'enveloppe est parfois plus spectaculaire et plus intéressante que les collections qu'elle abrite.
Ce sont des bâtiments audacieux, originaux, comme le Louvre d'Abu Dhabi de l’architecte Jean Nouvel ou le Guggenheim de Bilbao, qui est sans doute le plus emblématique de ce type de musée: des icônes architecturales, imposantes qui marquent davantage la mémoire que les œuvres elles-mêmes.
Le Guggenheim espagnol a été inauguré il y a une vingtaine d'années: il est une image désormais emblématique de Bilbao, et une des références incontournables de l’histoire de l'architecture. Mais cela agace parfois son architecte, Frank Gehry: "Je n'aime pas cette formule... l'effet Bilbao. Tout le monde me demande de le reproduire", regrette-t-il.
L'"effet Bilbao" ne convainc pas tout le monde
Mais ce n'est pas la seule approche: on peut aussi rénover, réinterpréter des bâtiments déjà existants. A Milan, par exemple, la Fondation Prada se trouve sur le site d’une ancienne distillerie industrielle. Et pour Chris Van Duijn, du bureau OMA de Rem Koolhaas, qui travaille depuis près de 20 ans avec la famille Prada, il est possible de lier une approche globalisée et le contexte culturel spécifique italien.
D'ailleurs, la vision architecturale "type Bilbao" pour un musée ne convainc pas tout le monde. "Cela fonctionne sur le plan urbanistique, cela a permis de développer une partie de la ville. Si j'étais le maire de Bilbao, je serais très content. Mais le musée en soi n'est pas un grand musée (...) d'un point de vue de muséologue, de directeur de musée, cela n'a pas de sens", regrette James Bradburne, qui dirige le musée de la Brera à Milan.
Pour l'architecte Chris van Duijn, il y a forcément une tension, qui peut être créatrice, entre les attentes respectives des conservateurs de musées, des artistes et des architectes. "C'est vrai que le design de certains musées très importants ces dernières décennies écrase les collections. Mais c'est la responsabilité de l'architecte de remettre en question la typologie habituelle des musées. Et c'est un défi, parce que certains conservateurs de musée ou des artistes, sont très conservateurs dans leur approche", juge-t-il.
Démocratisation ou globalisation?
L'interview de l'historien de l'art Pascal Griener
Les musées se sont démocratisés, ils sont devenus "tendance", des lieux modernes incontournables. "C'est une très bonne chose puisque l'économie en est favorisée. Et je crois que le grand modèle qui se profile, c'est celui de Bilbao et du Guggenheim. A sa création en 1997, il a montré que toute la région avait été "régénérée" par ce musée. Ce projet a fait rêver des élites dans le monde entier", estime l'historien de l'art Pascal Griener, spécialiste de muséologie et professeur à l'Université de Neuchâtel.
"Or, derrière se cache une réalité légèrement différente: les édiles responsables du développement de Bilabo ont mis en oeuvre une politique beaucoup plus large. Le musée n'était qu'une pièce de cette politique", nuance le spécialiste.
La fin des "grands geste architecturaux"
Comme le Guggenheim, les musées ont tendance à faire appel à des architectes "star". "Un problème en passe de se résoudre", selon Pascal Griener. "L'époque des grands gestes architecturaux est à mon avis terminée. Dans la mesure où la plupart des pays n'ont plus les moyens de construire des bâtiments de ce type, qui réclament ensuite un budget annuel de maintien très élevé, qui est de l'ordre de 10 à 20% du coût du musée", précise-t-il.
Le grand musée est un musée qui propose une forme architecturale et un espace qui se met au service des oeuvres.
L'historien de l'art souligne qu'aujourd'hui, les architectes se lancent plutôt dans des projets plus modestes, basés sur la mise en valeur des collections. "Le grand musée est un musée qui propose une forme architecturale et un espace qui se met au service des oeuvres", juge-t-il.
Vers le "tout instagrammable"?
Pascal Griener évoque également la volonté à travers le monde de "déboulonner" le modèle "européen par nature" du musée, "qui a été "exporté partout et globalisé".
Cela passe-t-il par de nouvelles formes de mise en valeur des expositions, la construction d'un lieu "instagrammable", à l'instar de la collaboration entre le couple star américain Beyoncé et Jay-Z et le musée du Louvres à Paris? "80% des musées ne peuvent pas s'offrir ce type d'approche", nuance Pascal Griener.