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"Theresa May a joué à la dure parce qu'elle est sous pression à Londres"

L'invité de Romain Clivaz (vidéo) - Eric Maurice, responsable du bureau bruxellois de la fondation Roberts Schuman
L'invité de Romain Clivaz (vidéo) - Eric Maurice, responsable du bureau bruxellois de la fondation Roberts Schuman / La Matinale / 11 min. / le 17 octobre 2018
Un sommet européen dominé par les négociations sur le Brexit s'ouvre mercredi soir à Bruxelles. Pour la Première ministre britannique Theresa May, l'objectif est de renouer le dialogue avec les Européens, afin d'éviter un divorce sans accord.

Il y a un mois, le sommet européen de Salzbourg s'était très mal passé pour Theresa May. Les Européens avaient catégoriquement rejeté ses nouvelles propositions "à prendre ou à laisser" sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. A son retour à Londres, la Première ministre britannique avait subi les foudres de la presse britannique, qui avait souligné "l'humiliation" subie par la dirigeante.

La position intransigeante de Theresa May avait braqué les chefs d'Etat et de gouvernement des 27 Etats membres de l'UE. "Après Salzbourg, on a vu qu'elle jouait à la dure parce qu'elle est sous pression à Londres, et c'est ça qu'elle va probablement essayer d'expliquer" mercredi soir à Bruxelles, relève Eric Maurice, responsable du bureau bruxellois de la Fondation Robert-Schuman, interrogé dans La Matinale.

Theresa May sous pression

Et Eric Maurice de détailler les multiples groupes d'intérêt qui exercent une pression sur la cheffe du gouvernement britannique, au premier rang desquels figurent les deux ailes de son propre parti conservateur. D'un côté les Brexiters, l'aile dure, "qui veulent un Brexit radical, soit couper tous les ponts avec l'UE", de l'autre l'aile modérée, "qui veut garder des liens aussi étroits que possible avec l'UE".

Parallèlement, Theresa May fait face aux revendications des unionistes nord-irlandais (pro-Londres), "qui veulent éviter à tout prix que l'Irlande du Nord soit séparée économiquement du reste du Royaume-Uni", ainsi que celles des nationalistes écossais qui menacent d'"un nouveau référendum sur l'indépendance si l'Ecosse était coupée trop radicalement de l'Union européenne".

Des Européens unis

Enfin, du côté européen, les 27 autres Etats membres ont posé une ligne rouge: "on ne touche pas au marché unique européen", rappelle Eric Maurice. "Et pour l'instant, les propositions britanniques ne respectent pas l'intégrité de ce marché unique, selon eux". A ce titre, c'est la question irlandaise qui représente le principal point d'achoppement entre les deux parties (voir encadré).

Contrairement à ce qu'auraient pu croire les Britanniques, qui tentaient de miser sur les divisions des Européens, ces derniers font bloc dans la négociation avec Londres, souligne encore Eric Maurice. Et ce malgré leurs liens économiques parfois très étroits avec le Royaume-Uni - en ce qui concerne les Pays-Bas notamment - ou l'éloignement géographique de certains pays d'Europe de l'Est avec l'Irlande.

Pas d'accord avant novembre

Pour le responsable du bureau bruxellois de la Fondation Robert-Schuman, l'objectif de Theresa May est donc aujourd'hui "de rétablir une atmosphère cordiale, de dialogue, pour essayer de redonner une impulsion politique aux discussions". Par conséquent, estime-t-il, il faut pas s'attendre à un accord sur le Brexit mercredi soir. Un accord pourrait plutôt intervenir en novembre, voire en décembre, selon lui.

Propos recueillis par Romain Clivaz

Texte web: Didier Kottelat

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La question irlandaise, la quadrature du cercle

Le principal point d'achoppement entre le Royaume-Uni et l'Union européenne concerne la question de l'Irlande. Pourquoi? Parce qu'"après le Brexit, la frontière extérieure de l'Union européenne, du marché unique et de l'union douanière européenne, sera entre l'Irlande du Nord - qui fait partie du Royaume-Uni - et la République d'Irlande - qui est un Etat membre de l'Union européenne", indique Eric Maurice.

"Ce que veulent éviter les Européens, c'est une frontière dure, c'est-à-dire une frontière où il y aurait de nouveau des contrôles d'identité, des contrôles douaniers voire des barrières", explique le responsable. En effet, l'accord de paix de 1998 qui a mis fin à des dizaines d'années de guerre civile en Irlande impliquait l'ouverture de cette frontière, afin d'apaiser les tensions communautaires.

La solution préconisée par les Européens serait que l'Irlande du Nord reste d'une certaine manière dans l'union douanière et le marché unique. "Mais pour les Britanniques, cela veut dire imposer une frontière intérieure entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni, ce qui est inacceptable", précise Eric Maurice. Tout l'enjeu est donc de trouver une solution qui satisfasse toutes les parties.

"On va commencer par la géographie. L'Irlande est une île: au nord, l'Irlande du Nord qui fait partie du Royaume-Uni ; au sud, la République d'Irlande, qui est un Etat membre de l'Union européenne. Après le Brexit, la frontière extérieure de l'Union européenne, du marché unique et de l'union douanière européenne, seront entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande. Ce que veulent éviter les Européens, c'est une frontière dure, c'est-à-dire une frontière où il y aurait de nouveau des contrôles d'identité, des contrôles douaniers voire des barrières. Et ça, c'est la conséquence de l'accord de paix. Il y a eu une guerre civile très importante et une des conséquences de l'accord de paix était d'ouvrir cette frontière pour apaiser les tensions communautaires. l'Union européenne et la République d'Irlande veulent absolument éviter cette frontière dure pour éviter de renforcer les tensions communautaires. Pour cela, selon eux, il faudra que l'Irlande du Nord reste d'une certaine manière dans le marché unique et l'union douanière. Pour les Britanniques, cela veut dire imposer une frontière intérieure entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni, et c'est inacceptable. Ce qu'on appelle le "back-stop", le filet de sécurité, pour cette frontière c'est éviter une frontière dure. Et le point crucial, c'est comment éviter cette frontière dure, et c'est là-dessus que Theresa May n'arrive pas à convaincre politiquement chez elle et là-dessus que les Européens disent qu'il n'est pas envisageable de toucher à l'intégrité du marché unique.

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Selon Donald Tusk, on a jamais été aussi proche d'un scénario de no deal... Dramatique  ou c'est de la mise en scène?
"On est un peu dans les deux. C'est de la mise en scène parce qu'on a vu, après Salzbourg, que Theresa May jouait à la dure parce qu'elle est sous pression à Londres.- Il ne faut pas oublier cela et c'est ce qu'elle va probablement expliquer ce soir à ses collègues. Elle est sous la pression de la partie dure de son parti conservateur, les Brexiters, qui veulent un Brexit radical, soit couper tous les liens avec l'Union européenne. Elle est sous la pression des unionistes nord-irlandais, qui veulent éviter à tout prix que l'Irlande du Nord soit séparée économiquement du reste du Royaume-Uni. Elle est sous la pression de la partie modérée du parti conservateur qui veut garder des liens aussi étroits que possible avec l'Union européenne. Elle est sous la pression d'une parti du Parti travailliste, qui lui-même est divisé. Et elle est sous la pression des nationalistes écossais qui préviennent qu'il pourrait y avoir un nouveau référendum sur l'indépendance si l'Ecosse était coupée trop radicalement de l'Union européenne. Ces multiples pressions sont le principal problème de Theresa May.

Du côté de l'Union européenne, les chefs d'Etat et de gouvernement, eux, ont une ligne rouge: on ne touche pas au marché unique européen. Et les propositions de Theresa May, pour l'instant, ne respectent pas l'intégrité de ce marché unique, selon eux. On a donc ces deux situation, sur le continent et à Londres, qui sont pour l'instant difficilement conciliables. Et c'est ça qu'il faut essayer de renouer d'une certaine manière."

Que faut-il attendre?
Il n'y aura pas d'accord sur le Brexit ce soir. La question sera surtout, pour Theresa May et ses 27 collègues chefs d'Etat et de gouvernement, de rétablir une bonne atmosphère, une atmosphère cordiale, de dialogue, pour essayer de redonner une impulsion politique aux discussions. Au mois de septembre, un sommet informel s'était très mal passé pour Theresa May. Cette dernière était arrivée en disant à ses collègues que ses propositions étaient à prendre ou à laisser. Et ses collègues avaient dit: "pour l'instant, on ne prend pas". Elle avait très mal pris cela. Dimanche dernier, il y avait presque un accord au niveau technique entre négociateurs diplomates, mais le ministre britannique du Brexit est arrivé à Bruxelles dimanche et a dit que ça ne passerait pas politiquement à Londres. On en est là. Aujourd'hui, il faut un geste politique de Theresa May, une écoute politique de ses collègues pour rétablir les fils du dialogue, avec que les diplomates derrière puissent reprendre le travail et essayer d'arriver à un accord qui serait plutôt au mois de novembre voire en décembre."
Un des buts des Britanniques était de tenter de diviser les Européens. Les Européens sont unis, et c'est peut-être la surprise...
"On aurait pu se dire, en Estonie, en Pologne, en Roumanie, que la frontière irlandaise n'est pas notre problème, nous voulons continuer d'avoir de bonnes relations avec le Royaume-Uni, de commercer avec lui. Or, la proposition de Theresa May pour éviter ce filet de sécurité, c'est de laisser le Royaume-Uni, pour une période indéterminée, dans l'union douanière, de percevoir les droits de douane au nom de l'Union européenne, alors qu'elle ne serait plus dans l'UE, et de garder un accès au marché unique pour les biens et certains produits agricoles et phytosanitaires. Les Européens, eux, ne veulent pas déléguer leur souveraineté douanière à un Etat extérieur. Et surtout, le Royaume-Uni ne peut pas choisir sur quel élément il va rester dans le marché unique. L'argument économique serait que le Royaume-Uni gagnerait un avantage de compétitivité, selon cette solution et selon les Européens. Et ça, même les Néerlandais - très proches économique et géographiquement du Royaume-Uni - ne veulent pas qu'il y ait à leur porte une sorte de paradis fiscal et social qui fasse du dumping pour les entreprises et qui vienne en concurrence de leur place financière et de leurs entreprises. Pour l'Europe de l'Est, il ne faut pas oublier qu'une des raisons et une des conséquences du Brexit est de fermer le marché du travail britannique aux travailleurs polonais, estoniens, roumains, bulgares, qui sont installés en grand nombre au Royaume-Uni. Et ça, c'est inacceptable pour eux. Et pour les grands Etats du coeur de l'Europe comme la France et l'Allemagne, tout simplement on sort du club européen, donc on perd les avantages des Etats membres. On ne transige pas là-dessus. et un des bénéfices principaux de l'appartenance au marché unique et à l'Union européenne, c'est justement les avantages de cet espace sans frontière économique. Les Français, les Allemands et Bruxelles ne veulent pas faire ce cadeau aux Britanniques parce que ce serait un exemple pour d'autres Etats qui voudraient quitter un jour l'Union européenne. C'est ce qu'on appelle "cherry picking" ici à Bruxelles, c'est-à-dire piquer ses cerises, prendre ce qu'on veut dans le jardin du marché unique."
Theresa May bien appréciée lorsqu'elle était ministre de l'Intérieur... Elle a voulu renverser la table, et ça n'est pas bien passé...
"On est dans une situation particulière parce que le Royaume-Uni est traité déjà comme un Etat extérieur, puisqu'on négocie à 27 contre le 28e. Sauf que dans les discussions, dans les sommets, Theresa May est toujours là. Il faut qu'elle respecte les règles de ce club de dirigeants européens, c'est-à-dire qu'on se parle, qu'on explique sa situation intérieure, qu'on essaie de trouver des solutions ensemble. Or, à cause de la pression à Londres, elle est déjà dans une position où elle se coupe de l'Union européenne et on est déjà dans une situation complètement différente. Elle défend l'intérêt du Royaume-Uni contre les 27, mais lorsqu'elle discute avec ses collègues européens, il faut qu'elle trouve un consensus à l'européenne. Et ça, c'est très difficile. Theresa May ministre travaillait avec les Européens, Theresa May Première ministre travaille contre les Européens. Et elle a aussi un style très rigide, et ça n'aide pas.

Michel Barnier, on lui demande de faire le sale boulot. Un paratonnerre?
"Theresa May et le Royaume-Uni ne négocient pas directement avec les 27 Etats membres. Ils négocient avec Michel Barnier, qui est le négociateur de l'Union européenne. C'est le paratonnerre. C'est lui qui prend toute la frustration de Londres. Il a un programme de négociation qui a été établi par les 27 Etats membres et c'est lui qui négocie. Il connaît très bien la machine bruxelloise, parce qu'il a été commissaire européen. Il connaît très bien les Britanniques parce qu'il avait été très proche des Britanniques sur des dossiers de services financiers. Et c'est un politique, ancien ministre des affaires européennes et ancien ministre des Affaires étrangères. Donc il a un sens politique et, en même temps, il a connaissance de cette machine légale et technique qu'est la Commission européenne. Il a la confiance des 27 chefs d'Etat et de gouvernement, ce qui explique ces tensions qu'ils vont essayer d'adoucir ce soir, en espérant un accord courant novembre ou en décembre."