Il y a 25 ans, le drame de l'OTS choquait la Suisse et le monde

Grand Format Récit et archives

Introduction

Le 5 octobre 1994, Salvan (VS) et Cheiry (FR) étaient le théâtre de suicides et d'assassinats collectifs lors desquels près d'une cinquantaine de membres de la secte de l'Ordre du temple solaire (OTS) ont perdu la vie. Récit.

Volet 1
Cheiry (FR), Salvan (VS) et le Québec

Keystone - Fabrice Coffrini

Le 5 octobre 1994, la stupeur et l'effroi frappent la Suisse romande. Peu avant l'aube, alors qu'elle est appelée pour l'incendie d'une ferme à Cheiry, petit village de la Broye fribourgeoise, la police découvre 23 corps à demi calcinés dans le sous-sol du bâtiment, réaménagé en crypte.

Des enquêteurs dans le chalet de Salvan, le 5 octobre 1994. [Keystone - STR]
Des enquêteurs dans le chalet de Salvan, le 5 octobre 1994. [Keystone - STR]

On compte parmi les victimes une majorité de Genevois, mais aussi des Canadiens et des Français. Ils portent des capes, blanches, rouges, dorées. Vingt corps sont criblés de balles, 12 ont la tête recouverte d'un sac. Des poches d'essences reliées à un système de mise à feu sont trouvées sur les lieux.

Quelques heures plus tard, à 160 kilomètres de Cheiry, le hameau des Granges de Salvan, en Valais, découvre une scène d'horreur comparable. Vingt-cinq autres cadavres sont mis au jour dans deux chalets, eux aussi à moitié réduits en cendres par des incendies vraisemblablement intentionnels.

Les victimes ont absorbé des médicaments dérivés du curare. Leurs corps n'affichent pas de signe de violence ou de lutte.

Découvertes macabres. [RTS]
Télé Journal - Publié le 5 octobre 1994

Cinq morts au Québec

Ces événements en Suisse romande font écho à une tout aussi macabre découverte au Canada. A quelques heures d'intervalle avec Cheiry et Salvan, la police québécoise intervient sur l'incendie de trois chalets à Morin Heights, un village situé à une centaine de kilomètres au nord de Montréal.

A Morin Heights
Télé Journal - Publié le 5 octobre 1994

Les enquêteurs y trouvent dans un premier temps les corps calcinés d'un homme et d'une femme et concluent à un suicide, un système de mise à feu avec sacs d'essence ayant été retrouvé dans le chalet.

Mais le lendemain, les policiers ouvrent un placard et tombent sur trois autres cadavres, ceux d'un couple et de son bébé. Et cette fois, il paraît clair qu'on les a tués.

L'OTS comme dénominateur commun

L'enquête met vite un nom sur le dénominateur commun du carnage: la secte de l'Ordre du temple solaire (OTS). Un mouvement templier apocalyptique fondé à Genève, qui existait sous le radar depuis plusieurs années.

Les victimes de Cheiry, Salvan et Morin Heights en étaient toutes adeptes. Les chalets de Morin Heights sont la propriété de Luc Jouret et Joseph Di Mambro, les fondateurs et gourous de la secte, identifiés parmi les corps retrouvés à Salvan.

"Suicides et assassinats collectifs", dit l'enquête. Reste que si certains adeptes semblent s'être donné la mort en pleine conscience, la distinction entre ceux qui étaient consentants et ceux qui ne l'étaient pas ne peut être établie.

"L'extraordinaire qui surgit dans le quotidien"

Le journaliste Arnaud Bédat a longuement enquêté sur l'affaire. Pour lui, le drame de l'OTS, "c'est l'extraordinaire qui surgit dans notre quotidien".

Le chalet de Granges-sur-Salvan (VS) où 25 personnes sont décedées en 1994. [Keystone - Fabrice Coffrini]Keystone - Fabrice Coffrini
Forum - Publié le 4 octobre 2019
Arnaud Bédat "C'est l'extraordinaire qui survit dans notre quotidien."
19h30 - Publié le 5 octobre 2019

Volet 2
Guides spirituels ou escrocs?

Keystone
Des icônes comme cette image de Jésus ont été trouvées dans la ferme de Cheiry. [Keystone - Ruben Sprich]
Des icônes comme cette image de Jésus ont été trouvées dans la ferme de Cheiry. [Keystone - Ruben Sprich]

Les motivations derrière la tragédie sont obscures. Il faut remonter aux origines de l'OTS pour tenter de se faire une idée.

Au début des années 1980, le naturopathe belge Luc Jouret donne des conférences à Genève sur les médecines douces, l’harmonie du corps et de l’esprit ou encore la place de l’homme dans l’Univers.

Une activité qui le rend fascinant aux yeux de personnes malléables en quête de spiritualité. Luc Jouret rencontre en Suisse le Français Jo di Mambro, ancien bijoutier et petit escroc, avec qui il pose en 1984 les bases de la secte.

Leurs préceptes s'inspirent de diverses traditions ésotériques, en particulier celles des Templiers, des chevaliers du Christ condamnés au bûcher au 14e siècle.

Au plus haut, l'OTS compte jusqu'à près de 600 membres, majoritairement français, suisses et canadiens. Il s'agit pour la plupart de personnes éduquées, aisées, en quête d'idéal.

Une réalité obscure

Le mouvement se présente comme une communauté d'hommes et de femmes en connexion avec la nature. Ils se rassemblent dans les fermes de Cheiry ou de Salvan pour leur "apprentissage spirituel". Mais derrière la façade, se cache une réalité plus obscure dont témoigne à la RTS en décembre 1994 Thierry, rescapé de l'OTS.

Un ancien membre de l'OTS témoigne en 1994. [RTS]
Tell Quel - Publié le 16 décembre 1994

Il lui a fallu des années pour comprendre que les rituels ésotériques et les "apparitions" auxquels assistent les membres ne sont que de grossières mises en scène. Elles font pourtant mouche auprès de la plupart des disciples.

Luc Jouret et Jo di Mambro, raconte le rescapé, font croire à un petit groupe d'adeptes qu'ils appartiennent à une élite.

Reconnaissants, ces derniers travaillent sans relâche et gracieusement pour la secte, y consacrent leur salaire et leurs biens matériels, achètent des maisons destinées à la "survie en cas d'apocalypse", dont seuls les gourous ont la pleine jouissance.

"Le bateau coule"

"Le bateau va couler" pendant des années jusqu'à la tragédie du 5 octobre 1994, selon Thierry.

"Les tromperies étaient de plus en plus soupçonnées (...) et Di Mambro se sentait de plus en plus acculé. N'importe lequel d'entre nous (...) pouvait déclencher une avalanche de plaintes", dit-il.

Jo Di Mambro sombre dans la paranoïa, sur fond d'une diminution constante du nombre de membres -et des contributions financières qui vont avec. Gravement malade, il se sait condamné. Thierry est persuadé que ce sont toutes ces raisons qui vont pousser les maîtres de la secte à "mettre à mort" l'OTS.

Pour rester dans l'ésotérisme, les gourous ont présenté le départ de ce monde comme un "transit vers Sirius", promettant aux adeptes un monde meilleur.

Mais à l'exception de quelques authentiques fidèles certainement convaincus, la plupart des victimes de l'OTS pourraient bien avoir été "exécutées" parce qu'elles étaient considérées par Jo Di Mambro comme des "traîtres", estime le journaliste Arnaud Bédat.

Volet 3
D'autres "transits"

AFP - Patrick Cardin

Après Morin Heights, Cheiry et Salvan, où 53 adeptes ont -de gré ou de force- perdu la vie en octobre 1994, les enquêteurs croient l'affaire classée. Ils pensent que les gourous ont emporté leur secte dans la mort. Personne ne s'attend donc à un deuxième "transit vers Sirius".

Mais en 1995, un nouveau carnage est découvert juste avant Noël dans le Vercors, au sud de Grenoble en France. Seize corps calcinés, disposés en étoile, sont trouvés dans une clairière. Les victimes, parmi lesquelles trois enfants en bas âge, sont suisses et françaises. Il s'agit d'adeptes de l'OTS, dont certaines étaient identifiées comme telles depuis 1994.

Drame du Vercors. [RTS]
Le Téléjournal - Publié le 23 décembre 1995

Pourquoi sont-ils morts alors que leurs gourous ont disparu une année auparavant? Les enquêteurs en sont encore à s'interroger lorsqu'en mars 1997, cinq derniers membres de l'OTS sont retrouvés morts à Saint-Casimir, un village non loin de Québec, au Canada.

L'histoire se répète. [RTS]
Le Téléjournal - Publié le 25 mars 1997

L'enquête révèle que les victimes ont envoyé aux journaux une lettre expliquant leur geste, comme l'avait fait Joseph Di Mambro lors du premier massacre en 1994. Trois enfants sont rescapés: il ont réussi in extremis à convaincre leurs parents de les autoriser à ne pas "transiter".

Volet 4
Pas de condamnation

Keystone - AP Photo - Patrick Gardin

Au total, l'ensemble des suicides et meurtres collectifs liés à l'OTS a causé le décès de 74 personnes en Suisse, en France et au Canada, en à peine deux ans et demi.

Un seul homme est appelé à en répondre devant la justice, le chef d’orchestre suisse Michel Tabachnik. Proche du gourou Jo di Mambro depuis la fin des années 1970, passionné de philosophie et de spiritualité, ses écrits ésotériques ont été enseignés à l'élite de la secte.

Soupçonné d'être l'éminence grise de l'OTS, ce qu'il nie catégoriquement, il comparaît devant le tribunal correctionnel de Grenoble en avril 2001 pour "participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime".

Le chef d'orchestre est relaxé en première instance puis en appel, en 2006. Les justices suisse et canadienne, elles, prononcent des non-lieux pour les volets les concernant.

OTS : en appel, le procureur renonce à toute peine contre Michel Tabachnik. Entretien avec l'accusé
19h30 - Publié le 31 octobre 2006

Cette issue fâche certains proches des victimes, qui ne se satisfont pas de la thèse de la dérive mystique conduisant au suicide collectif, sans intervention extérieure.

Volet 5
Aujourd'hui, les seules traces sont dans les esprits

Keystone - STR

Dès les débuts de l'affaire, les enquêteurs ont compris qu'ils étaient confrontés à un dossier hors norme. L'emballement médiatique qui s'est ensuivi leur a donné raison. Le drame de l'Ordre du temple solaire a tenu le monde en haleine pendant des mois voire des années.

L'affaire a marqué les esprits de la plupart de ses contemporains et laissé une trace indélébile chez ses témoins directs.

25 ans après le drame de l'Ordre du temple solaire à Salvan, personne n'a oublié.
19h30 - Publié le 5 octobre 2019

Sur les lieux en revanche, que ce soit à Salvan ou à Cheiry, il ne reste aujourd'hui plus de trace du drame. Les chalets et la fermes ont été rasés pour faire place à de nouvelles constructions et aucun élément ne vient rappeler les événements.

Vingt-cinq ans après, l'enquête est close mais "il reste toujours (...) des points sur lesquels on n'a jamais pu faire totalement la lumière", a relevé le spécialiste des sectes Jean-François Mayer dans Forum.

Toutefois, ces zones d'ombre ne remettent pas en cause selon lui l'essentiel de l'interprétation de l'affaire.

Une fascination vivace

Pour Jean-François Mayer, si cette histoire fascine toujours autant un quart de siècle plus tard, c'est "d'abord par son énormité", mais aussi parce qu'elle "pose la question des limites des croyances": "comment des gens, pour la plupart intégrés socialement (...), peuvent en arriver à quelque chose de ce genre?"

Le spécialiste a aussi souligné que toutes sortes de spéculations et de théories du complot ont circulé sur l'Ordre du temple solaire jusqu'il y a encore peu d'années. "Il y a tout ce mystère qui enveloppe un groupe qui avait décidé lui-même de le cultiver", a-t-il résumé.

Selon lui, l'affaire du Temple solaire aura tout de même permis d'affûter la "prudence" et l'"esprit critique" à l'égard des mouvements sectaires et des risques de dérives.

Aujourd'hui, "si nous avions (...) par rapport à un groupe (...) des signaux avertisseurs inquiétants, on les prendrait tout de suite au sérieux".

>> Son interview complète dans Forum :

Jean-François Mayer.
Forum - Publié le 5 octobre 2019