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Le "parler jeune" en Suisse romande, cet "accent de banlieue" qui n'en est pas un

Conséquence de la hausse du nombre d'élèves, les gymnases vaudois s'agrandissent. [Keystone - Jean-Christophe Bott]
Comment l'accent des banlieues françaises se retrouve-t-il dans les villes de Suisse romande ? / Tout un monde / 11 min. / le 3 avril 2023
Des intonations de langage venues des grandes villes françaises, comme Paris, Lyon ou Marseille, se retrouvent aujourd'hui chez les jeunes de Suisse romande. Cette façon de parler est parfois qualifiée d'"accent de banlieue", un qualificatif erroné teinté de stigmatisation.

Sur le plan strictement linguistique, ces sonorités nouvelles qui se propagent notamment par les réseaux sociaux ou la musique se caractérisent par des syllabes plus courtes, des intonations qui varient rapidement et une manière de prononcer certaines consonnes qui peuvent parfois donner une impression d'agressivité (voir encadré).

Mais si certains mots sont aujourd'hui importés par l'immigration, notamment du continent africain, leurs prononciations ne sont pas neuves: elles relèvent surtout d'une exagération de certains traits déjà connus du français.

Ce qui est perçu comme une spécificité du "parler jeune" n'en est pas vraiment une, relève ainsi la socio-linguiste Françoise Gadet, interrogée lundi dans l'émission Tout un monde. "Il y a un phrasé qui est très proche d'un accent d'insistance bien connu de tout locuteur francophone."

Directrice d'un ouvrage collectif sur la question, cette professeure de l'Université Paris Nanterre explique qu'il n'y a pas un "accent de banlieue", mais plusieurs traits de langage qui, cumulés, finissent par donner cette impression. Or, pris séparément, ces éléments ne sont pas spécifiques aux jeunes de banlieue: quand on fait des tests linguistiques à l'aveugle, on n'entend rien de significatif.

Le mythe du non-accent

Par ailleurs, parler d'accent c'est aussi parler de rapports de pouvoir. Car il y a toujours un "accent légitime", celui des groupes dominants, à partir duquel on va évaluer les autres. "Tout est question de point de vue, on est dans le relativisme le plus complet", résume le socio-linguiste Médéric Gasquet-Cyrus. Il ajoute qu'il existe toutefois un "mythe du non-accent" et que le parler légitime n'est donc "pas un accent comme les autres".

Une stigmatisation des classes populaires

Pour la socio-linguiste Maria Candea, qui a étudié sur le terrain les pratiques linguistiques des élèves de l'est parisien, utiliser le terme "accent de banlieue" constitue donc une forme de stigmatisation.

"Parler d'accent, c'est homogénéiser la prononciation d'un territoire. C'est déjà faux pour une grande région ou un pays, mais au moins ces prononciations se transmettent dans les familles et se conservent tout au long de la vie, si l'on ne change pas de région. Alors que pour ce qu'on appelle un 'accent de banlieue', il n'y a pas de transmission familiale et il n'est pas conservé."

Si le terme est inapproprié, les sonorités spécifiques aux banlieues devraient plutôt être qualifiées de "style populaire", estime Maria Candea. "C'est la stricte continuité de ce qu'on appelait, jusqu'à la moitié du 20e siècle, l'accent 'faubourien', c'est-à-dire la prononciation du français populaire. On parlait aussi de prononciation traînante et de sonorité vulgaire, toujours de manière dépréciative."

Un "style jeune" pour se différencier des adultes

Concernant les pratiques qui se diffusent, Maria Candea évoque plutôt un "style jeune". Un style variable, volatile et adaptable: il se prend et se perd selon les circonstances. Ainsi quand les jeunes s'adressent à leurs profs, il s'entend beaucoup moins, constate la chercheuse. Et quand ils grandissent et quittent le quartier, ils le perdent complètement.

Mais comme il y a aussi des valeurs positives associées aux pratiques culturelles des quartiers populaires, il n'est pas surprenant qu'elles voyagent et qu'elles soient adoptées comme un style par des jeunes d'ailleurs. C'est le cas de certains termes d'argot, ou encore d'ajouter "-zer" à la fin de certains mots, la Migros devenant ainsi la "Migzer" dans le langage de certains jeunes Lausannois.

"Je pense qu'inconsciemment, c'est sûrement une manière de s'approprier des termes plus à nous, en tant que jeunes. Peut-être qu'on a envie de se différencier des adultes et de parler à notre manière", analyse dans Tout un monde une gymnasienne lausannoise. Se différencier, mais aussi imposer sa marque et revendiquer son appartenance à une culture jeune, moderne.

D'ailleurs, beaucoup d'expressions sont délaissées par les jeunes dès lors qu'elles sont reprises et intégrées au langage courant. Récemment, lors d'une semaine sur la francophonie, une publicité affirmait que "la langue française n'a pas le seum". Cette expression, qui signifie être dégoûté, est depuis devenue un peu dépassée.

Sujet radio: Blandine Levite

Adaptation web: Pierrik Jordan

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Phonétique agressive

Sur le plan de la musicalité et de la phonétique, le "parler jeune" se caractérise par un débit plus rapide et marqué par des changements de rythme et d'intonations, décrypte Mathieu Avanzi, professeur au centre de dialectologie et d'études du français régional à l'Université de Neuchâtel.

Il évoque notamment des syllabes plus courtes, des intonations avec des grandes montées et descentes et une manière spécifique de prononcer certaines consonnes, comme les "R", surtout sur des mots d'origine étrangère comme l'arabe.

La mélodie (ou "contours intonatifs", selon le vocabulaire académique consacré) peut donc donner une impression d'agressivité, parce qu'il y a une espèce d'interpellation là-derrière, qui permet aussi de garder l'attention, observe-t-il.