Horizons itinérants: une immersion avec les gens du voyage qui viennent en Suisse
Dans cette série d'été diffusée dans La Matinale, notre journaliste a découvert un univers dépaysant tout en restant en Suisse. A Martigny, Rennaz, Avenches, ou en se rendant en France, elle a cherché à mieux comprendre la vie des gens du voyage.
Pendant six mois, elle et son micro se sont familiarisés avec plusieurs personnes de ces minorités souvent stigmatisées et plus complexes qu'on ne l'imagine.
Les reportages qui suivent abordent les défis liés à la scolarisation, le travail en Suisse, ainsi que le rôle de la foi et des rites de passages comme le mariage dans leur culture.
Sujets radio: Diana-Alice Ramsauer
Mise en page web: Doreen Enssle
Gens du voyage
Qui sont-ils?
Les gens du voyage interrogés dans cette série sont majoritairement des Roms de France - ils ont la nationalité française, souvent depuis des générations - et parlent français et romani.
Ils arrivent généralement en Suisse aux alentours du mois de mars pour travailler et repartent en septembre-octobre. En hiver, ils vivent dans leur pays d’origine, la France, et logent en caravane ou dans des maisons. Ce sont eux aussi qui font régulièrement la Une des journaux en Suisse pour des questions d’occupation illégale ou de rapport compliqué avec les autorités.
Les personnes rencontrées à Martigny (VS), Rennaz (VD) et Avenches (VD) sont des "Roms voyageurs", une catégorie encore différente des personnes qui mendient dans nos villes et qui viennent de Roumanie ou de Bulgarie. A noter encore que plusieurs ethnies de gens du voyage se côtoient en Suisse (voir encadré en bas de page).
Plusieurs communautés ensemble
Il ne s'agit pas d'une communauté homogène avec une seule famille. Ces personnes se connaissent, se disent souvent "cousines", mais elles sont avant tout reliées par le fait de vivre au même endroit. Il y a également très peu de mélange entre les voyageurs et les sédentaires (les gadjos).
Les femmes travaillent très peu à l'extérieur et sont plutôt absentes de la vie publique. Elles ne sont pas légitimes de donner leur avis sur l'organisation de la vie, en tout cas officiellement, dans un système encore patriarcal. Elles ont été plutôt rares à s'exprimer.
L'école
L'art de la débrouille
Les enfants du voyage étrangers ne sont pas scolarisés en Suisse. Quand ils rentrent en hiver en France, ils fréquentent l’école de manière peu régulière - quelques mois, une quinzaine, une semaine parfois. Toute une partie des personnes au sein de ces communautés sont donc illettrées.
Les parents aimeraient bien que leurs enfants sachent lire et écrire, mais ils ne poussent pas trop dans ce sens. C'est très ambivalent
En Suisse, sur le principe, si les familles restent trois mois dans une commune, elles auraient l'obligation d'inscrire leurs enfants à l’école. Comme les gens du voyage stationnent généralement en Suisse entre mars et octobre, ils devraient donc le faire. Mais les Tziganes font des allers-retours entre les différentes places d'accueil ou rentrent en France ou en Belgique. Ils passent donc entre les mailles du filet.
Apprendre à travailler de ses mains
Sur une aire d'accueil, à Rennaz (VD), Odile Trottet, une enseignante et chrétienne convaincue qui a donné des cours aux enfants durant plus de 5 ans, témoigne que le premier défi est d'abord "de leur apprendre à lire". "Les parents aimeraient bien que leurs enfants sachent lire et écrire, mais ils ne poussent pas trop dans ce sens. C'est très ambivalent", admet-elle.
Les gens du voyage aiment dire qu'ils apprennent en faisant. Entreprendre des études supérieures n’est simplement pas une coutume, estime le pasteur qu'on surnomme ici "Loulou". C'est "l'art de la débrouille, c'est vrai", acquiesce ce dernier, sourire aux lèvres.
Travailler
"Tous mis dans le même panier"
Comment les gens du voyage étranger gagnent-ils leur vie? Pour en savoir plus, notre journaliste suit Blanc, un Français issu des communautés des gens du voyage, dans sa journée de travail.
On évite de dire qu'on est des gens du voyage (...) parce que pour certains, les gens du voyage, ce sont des voleurs
Avec sa famille et depuis de nombreuses années, il stationne entre mars et octobre sur l'aire d'accueil de Martigny (VS). Comme bon nombre des membres de sa communauté, Blanc travaille dans le domaine du bâtiment, en plâtrerie-peinture.
En route pour aller voir un client dans son chalet, il prévient tout de suite: "on évite de dire qu'on est des gens du voyage (...) parce que pour certains, les gens du voyage, ce sont des voleurs".
"C'est comme partout: il y a des bons, il y a des mauvais", mais tout le monde est "mis dans le même panier", regrette l'artisan peintre.
Pour travailler en Suisse, les gens du voyage étrangers doivent avoir un permis de commerce itinérant, ou un permis G, c’est-à-dire un permis pour frontalier. Certains sont inscrits au registre du commerce comme indépendant. D’autres fonctionnent en marge. Aucune statistique n'existe pour connaître la proportion des personnes en règles ou non.
La Foi
Voyage évangélique
Rendez-vous en France pour rejoindre Blanc et sa femme Bia . Le couple se rend à Nevoy, à l'est d'Orléans, pour le plus grand rassemblement de la mission évangélique tzigane de France, organisé par l'association Vie et Lumière.
Chaque année, 25'000 voyageurs – l’équivalent de la ville de Montreux – s'y réunissent pendant deux semaines. Sur place, des dizaines de prédicateurs se succèdent dès 8h et jusqu’à tard dans la nuit dans plusieurs chapiteaux.
Blanc explique que les participants et participantes "ne sont pas tous croyants". Certains viennent pour voir leur "famille", d'autres "parce que c'est une question d'habitude". L'événement attire aussi des non-chrétiens, qui par la même occasion "peuvent le devenir ici", ajoute-t-il.
La religion occupe une place très importante chez les gens du voyage. Historiquement, ces derniers étaient plutôt catholiques. Mais à la suite d’une guérison miraculeuse grâce à un pasteur évangélique, dans les années 50, la population tzigane s'est petit à petit convertie.
Histoire de familles
Un "petit" mariage tzigane
C'est l'un des passages les plus importants dans la vie des gens du voyage: le mariage. Cette fois, la cérémonie a lieu au Parc Expo de Mulhouse, à quelques kilomètres de la frontière suisse. Et pour ce petit mariage tzigane (soit 200 invités), plusieurs voyageurs français stationnés à Avenches (VD) sont de la partie.
En début d'après-midi, les premiers invités découvrent la salle de réception richement décorée de fleurs blanches en plastique. Dehors, derrière la cuisine, les femmes ont apporté leurs casseroles et leurs réchauds à gaz. Elles cuisinent sous la pluie.
"Fuir" ensemble
"Momo", le chef de la place d'Avenches selon ses dires, explique que généralement, les jeunes se rencontrent au sein de la communauté, mais aussi de plus en plus "sur les réseaux sociaux".
Les deux élus se côtoient pendant quelque temps. Ensuite, s'ils sont "amoureux" et "consentants", ils "fuient", comme ont dit, pour aller à l'hôtel.
Pour cette union-ci, le père de la mariée a convoqué "le tribunal" - soit une assemblée d'hommes qui délibèrent des affaires quotidiennes - pour que l'union soit acceptée.
Il n'y a ensuite pas de passage à la marie, ni de mariage civil officiel. C’est une sorte d'accord entre les familles. Elles peuvent ensuite décider d'organiser une grande fête avec une cérémonie religieuse : c'est-à-dire une bénédiction prononcée par plusieurs pasteurs.
Les différentes communautés
- Les Yéniches: ils ont le passeport à croix blanche. Environ 30’000 personnes de ces communautés vivent sur le territoire suisse.
- Les Sintés /Manouches: ces deux ethnies sont considérées comme minorité nationale et font partie intégrante de la diversité culturelle de la Suisse. On les retrouve également dans d’autres pays d’Europe, tout comme les gitans.
- Les Gitans sont plutôt situés dans les pays du sud (France ou Espagne).
- Les Roms peuvent désigner une palette large des personnes issues du voyage, mais aussi une ethnie spécifique. Ils sont majoritaires en France et on estime leur nombre entre 15'000 et 20'000, selon le journal du CNRS.
- Le mot "Tzigane" peut être utilisé pour parler de toutes ces communautés au niveau académique. Il a néanmoins parfois une connotation négative.