Quelques semaines après les attentats du 11 Septembre aux Etats-Unis, une autre attaque sanglante a soulevé une vague d'émotion en Suisse, celle du Parlement zougois.
Ce jour-là, vers 10h30, un Suisse de 57 ans pénètre lourdement armé dans la salle du Grand Conseil zougois. Certain d'être la victime d'un complot fomenté par les autorités, l'homme entend se venger. Habillé en policier, il ouvre le feu et décime les autorités politiques du canton: sur les sept ministres zougois, trois sont tués et deux sont blessés. Le Parlement perd onze de ses membres et quatorze députés sont blessés.
Le tireur déclenche ensuite une bombe incendiaire artisanale avant de se donner la mort, cinq minutes après son arrivée et après avoir tiré près de cent fois dans la salle. Il a laissé un message dans lequel il décrit son action comme un "jour de colère pour la mafia de Zoug".
Un traumatisme toujours vivace
Vingt ans après, l'émotion reste vive dans le canton de Zoug et surtout parmi les personnes qui ont assisté au drame directement. Plusieurs témoins directs ont choisi de prendre la parole pour se souvenir des victimes. Interrogé dimanche dans Forum, Peter Hegglin, député à l'époque et aujourd'hui conseiller aux Etats, se souvient de s'être allongé par terre immédiatement en entendant des coups de feu devant la salle.
C'était très, très long et tout à coup, c'est redevenu calme
"J'ai attendu couché sous les tables. C'était très, très long et tout à coup, c'est redevenu calme", raconte Peter Hegglin. "Puis j'ai vu mes collègues blessés ou tués partout dans la salle (...) Certains étaient des amis ou des collègues de longue date. Je suis allé de personne en personne pour leur parler ou donner à boire, mais c'était très difficile."
Actuel président du Centre, Gerhard Pfister était aussi député à l'époque. Il n'a pas été blessé, mais le traumatisme reste vivace. Dans une récente interview, il a expliqué se sentir encore mal à l'aise dans des espaces fermés avec de nombreuses personnes. L'élu avoue également qu'aujourd'hui encore il a un réflexe d'alerte lorsque quelque chose d'imprévu se produit dans la salle du Conseil national, par exemple si le couvercle d'un pupitre tombe ou s'il y a des manifestations ou de l'agitation dans les tribunes.
Interrogée par SRF pour son docu-fiction (voir encadré), Manuela Weichelt-Picard, qui était alors conseillère d'Etat, raconte aussi que certains bruits du quotidien lui font encore peur maintenant. Elle se souvient que l'assaillant a grimpé sur une table pour tirer sur les gens et qu'elle et ses collègues se sont allongés pour trouver une cachette, sans espoir: "Pour moi, c'était clair que j'allais mourir." "On n'oublie jamais complètement, surtout la nuit, c'est le pire", confie de son côté Moritz Schmid, aussi député en 2001, ajoutant que ce drame l'a rendu plus dur, mais aussi plus sensible.
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Plus jamais le dos contre une porte
Heinz Tännler, député à l'époque et désormais conseiller d'Etat, se souvient aussi précisément de cette journée tragique: "Un député socialiste est entré dans la salle en courant et a crié: 'Tout le monde à couvert!'. Je me suis jeté sous un pupitre de la moitié gauche de l'hémicycle", a-t-il raconté à l'ats. Il a ainsi eu la vie sauve, mais voit encore devant lui le bain de sang et avoue ne plus jamais s'asseoir le dos tourné contre une porte.
Egalement député à l'époque et ministre aujourd'hui, Beat Villiger se souvient: "D'abord, j'ai dit adieu à la vie." Puis les images du 11-Septembre ont envahi son esprit: des personnes sautant de leur fenêtre du World Trade Center pour tenter d'échapper à la mort. Il décide donc de sauter, lui aussi, par la fenêtre. En atterrissant sept mètres plus bas, il se brise trois vertèbres lombaires.
D'abord, j'ai dit adieu à la vie
Quelques semaines après les faits, Heinz Tännler avait décidé de ne plus en parler avec quiconque, sauf avec sa famille. "Je voulais aller de l'avant, revenir à la normalité", explique-t-il. Son but était alors de reprendre pied au plus vite.
Beat Villiger a opté pour une autre stratégie pour continuer de vivre avec ce vécu en lui. Il s'est entretenu régulièrement sur le sujet avec des amis ou avec d'anciens députés qui étaient présents. "Les larmes ne sont jamais loin", explique-t-il. Lorsqu'un autre attentat est commis, il se sent particulièrement touché. Le conseiller d'Etat a aussi écrit pour lui-même un récit des faits, mais il ne l'a jamais relu.
La routine a repris ses droits depuis longtemps dans le petit monde politique zougois. Sur le plan sécuritaire, l'attentat a toutefois bouleversé les anciennes habitudes. La salle a rapidement été rénovée et 7,5 millions de francs ont été dépensés pour la sécurité des autorités, de l'administration et des tribunaux. Un organe d'experts en sécurité a été créé, ainsi qu'une fonction de médiateur avec la population.
Frédéric Boillat avec ats
Un docu-fiction sur ce drame
Un docu-fiction de SRF, disponible sur l'application Play Suisse, retrace le déroulé de ce drame. L'attentat est raconté par des témoins de l'époque, des personnes qui se trouvaient dans la salle, des proches des victimes ou des journalistes. Et il est joué en parallèle par des acteurs.
"Pendant longtemps, j'ai eu l'impression qu'on n'avait plus le droit d'en parler, parce qu'il pouvait toujours y avoir quelqu'un en face qui avait perdu un proche. On ne voulait pas rouvrir ces blessures", explique le producteur du film Rolf Elsener, lui-même Zougois.
"Aujourd'hui, 20 ans après, je sens qu'il y a beaucoup de gens qui veulent raconter ce qu'il s'est passé. Cela leur fait du bien de pouvoir le faire", développe Rolf Elsener.
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Un choc qui a cassé le mythe de la Suisse pacifique
Cet attentat a été un "choc", relate René Knüsel, professeur de sociologie à l'Université de Lausanne. "On a eu le 11-Septembre qui était loin de la Suisse et on a eu quelque chose de très proche, à l'intérieur du pays."
Et d'assimiler ce drame à une "fêlure" qui a alors commencé et "qui a lentement gangréné le mythe de la Suisse, pays pacifique qui règle les problèmes sans avoir recours à la force." "Ce drame a eu des conséquences dans le temps, beaucoup plus que sur l'instant."
"La Suisse a pris lentement conscience qu'il pouvait y avoir dans un pays comme le nôtre des attentats, des gens qui dysfonctionnent, des quérulents, des personnes qui se sentent incomprises et en veulent aux autorités au point de recourir à la force", ajoute encore René Knüsel.