Pour Marylou Grinevald, se promener devant les immeubles cossus des boulevards des Philosophes et de la Tour, dans le centre de Genève, relève du pélerinage. Pendant 19 ans, ces bâtiments ont abrité le squat du Rhino, célèbre pour la corne rouge géante installée à même la façade. Une seconde maison pour cette ancienne squatteuse de la première heure.
La quinquagénaire organise désormais des visites guidées à travers Genève, considérée à l'époque comme l'une des capitales européennes du squat. Et les sites ne manquent pas. Marylou Grinevald fait découvrir plus de 200 adresses qu'elle a méticuleusement répertoriées sur une carte:
A Genève, la culture squat a connu son âge d'or au milieu des années 1990. "Proportionnellement, c'était une des villes les plus occupées d'Europe", confirme le sociologue Luca Pattaroni.
"C'est devenu cette capitale du squat en raison de fortes mobilisations qui ont commencé dans les années 1970 dans une lutte généralisée contre la spéculation. Ces mobilisations, avec des occupations, mais aussi de l'action directe, des pétitions et des manifestations, ont alors rencontré des élus de droite. Inquiets de ce qui se passait au début des années 1980 dans des mouvements de jeunesse forts, comme Züri brännt ou Lausanne bouge, ces élus se sont dit qu'il valait mieux négocier", explique le chercheur au Laboratoire de sociologie urbaine de l'EPFL.
Dès 1985, Genève assiste ainsi à la naissance de contrats de confiance, mis en place par le libéral Claude Haegi, permettant l'occupation de bâtiments vides à condition pour les squatteurs d'en prendre soin et qu'il n'y ait pas de projet solvable pour l'immeuble occupé. "Il en résultera une dizaine d'années de conflit négocié qui permettra le développement de cette scène squat car généralement les occupants ne seront ni évacués ni réprimés", précise Luca Pattaroni. Jusqu'à la disparition de ces espaces un à un dans les années 2000 à la suite de fortes pressions réglementaires et foncières.
Des espaces bon marché et des idéaux
"Je le vois à travers mes visites, de nombreuses personnes sont très tristes d'avoir perdu ces lieux qui étaient fréquentés par des gens différents les uns des autres", raconte Marylou Grinevald. Et de citer les ouvriers en pause qui côtoyaient les professeurs d'université au bistrot alternatif installé à l'époque à l'intérieur du Rhino.
Pour Luca Pattaroni, ces espaces avaient alors trois horizons. "D'un côté, il y avait des squats véritablement refuges pour les démunis, les sans-papiers et tous ceux qui avaient besoin d'un toit sur leur tête", cite le chercheur. "Puis il y avait des gens en situation de précarité, mais plus engagés politiquement, qui cherchaient par le squat à contester l'ordre, la propriété privée, à réfléchir comment vivre ensemble avec des espaces communs et des formes de vie alternatives. Et finalement, il y avait des artistes qui essayaient de créer sans être soumis aux contraintes du marché."
Des espaces d'expérimentation bon marché qui ont permis le lancement de projets associatifs ou de création. Et qui ont donné des petits. "Il en reste à la fois des lieux institués, comme l'Usine Kugler ou d'anciens squats qui ont été transformés puis réintégrés dans le marché du logement social", indique le spécialiste des questions d'habitat et d'action collective. "Et puis, il reste aussi des idéaux et des principes, autour de la mise en partage de l'espace, des idéaux d'autogestion et de participation."
Soit des questions qui intéressent aujourd'hui les architectes et urbanistes. Et des réflexions toujours d'actualité, notamment en matière de logement social. Les Genevois ont ainsi approuvé fin novembre une initiative de la gauche sur le logement. Des réflexions d'actualité aussi en matière de mise en commun d'espaces avec les nouvelles coopératives d'habitation.
Avec une différence notable pour ces héritiers de l'ère des squats. "En général, le problème de ces nouveaux espaces d'activités bon marché ou d'activités culturelles, c'est qu'ils sont très sectoriels: on crée dans un espace, puis on diffuse ou on travaille dans un autre", analyse Luca Pattaroni. Loin de l'expérience Rhino où les squatteurs vivaient, créaient, mangeaient et fêtaient dans l'immeuble à la corne rouge.
Reportage de Viviane Gabriel
Adaptation web de Tamara Muncanovic
Une conférence sur le thème "Droit à la ville: quelle fonction pour les squats?" organisée par Jet d'Encre se tiendra jeudi 5 décembre à 19h à Uni Bastions à Genève.