C’était le 20 mai: après deux jours de procès, le Tribunal correctionnel de Genève condamnait un avocat genevois pour faux dans les titres à deux ans de prison avec sursis. Pour les juges, ce sexagénaire qui affiche une fortune de plusieurs millions de francs a trompé pendant près de dix ans dix locataires d’un immeuble de Morges qui appartient à sa sœur.
Selon le tribunal, cet avocat donnait des instructions à l’agence de Morges de la régie Bernard Nicod pour établir des baux avec des faux noms d’anciens locataires, mais aussi avec des loyers fictifs. C’est ainsi que les nouveaux locataires pensaient verser le même loyer ou à peine plus que les anciens, mais payaient en fait nettement plus sans le savoir.
Lors de la lecture du jugement, la présidente du Tribunal correctionnel, Sabina Mascotto, a dit que la faute de l’homme de loi était "lourde, surtout qu'il est avocat ", mais aussi qu’il avait agi "par appât du gain" ainsi qu’au "mépris du droit des locataires". Elle avait également évoqué " une collaboration médiocre" lors de l’audience de jugement et une "prise de conscience inexistante ".
Condamné pénalement, cet avocat pourrait aussi être sanctionné par ses pairs. Son dossier est sur le bureau de la Commission du barreau genevois, l’organe cantonal officiel chargé de la surveillance des avocats qui pratiquent la représentation en justice.
Condamnation compatible avec la profession d’avocat ?
L’avocat condamné risque la radiation du registre cantonal, ce qui signifie qu’il ne pourrait alors plus plaider. Selon les informations de la RTS, la Commission du barreau attend un jugement définitif et exécutoire avant de statuer. Elle doit donc patienter étant donné que l’avocat incriminé a fait appel de sa condamnation et annoncé qu’il portera l’affaire jusqu’au Tribunal fédéral (TF) s’il le faut.
Si la condamnation pour faux dans les titres est confirmée en dernière instance, la Commission du barreau devra alors se demander - c’est la loi qui le dit - si cette condamnation est compatible ou non avec la profession d’avocat. Si la commission estime que la condamnation ne l’est pas, elle aura alors l’obligation de radier l’avocat du registre cantonal comme indiqué aux articles 8 et 9 de la Loi fédérale sur la libre circulation des avocats, communément appelée Loi sur les avocats.
Cette affaire pose la question des faits compatibles et incompatibles avec la profession d’avocat. Le mieux placé pour en parler en Suisse romande est sûrement François Bohnet, professeur de Droit de la profession d’avocat à l’Université de Neuchâtel et auteur, notamment, du " Droit des professions judiciaires".
Plusieurs décisions de justice
Dans cet ouvrage, François Bohnet écrit qu’un avocat " condamné à une amende pour excès de vitesse ou ivresse au volant ne saurait se voir refuser le droit de pratiquer dans un canton sous ce prétexte. La même solution devrait être retenue, même en cas de peine conséquente, en raison d’un homicide par négligence suite à un accident de la route."
Interrogé par le 19h30, François Bohnet précise que " ce qui est jugé comme clairement incompatible avec la profession d’avocat, ce sont des crimes comme le meurtre ou, moins théorique, l’abus de confiance, l’escroquerie et, d’une manière générale, le faux dans les titres ".
L’enquête du 19h30 montre que plusieurs décisions de justice rappellent la position du Tribunal fédéral (TF) sur les condamnations incompatibles avec la profession d’avocat. Dans un arrêt de la Chambre vaudoise des avocats du 19 juin 2019, on lit ainsi que, pour le TF, " un avocat qui commet un faux dans les titres dans l’exercice d’une fonction publique " ne remplit plus les conditions pour être inscrit au registre. Cet arrêt rappelle qu’ "il en va de même de l’avocat reconnu coupable de menaces, contrainte et dommage à la propriété, voire de l’avocat condamné pour dénonciation calomnieuse, insoumission à une décision de l’autorité et calomnie ".
Infraction grave
La Chambre vaudoise des avocats, qui est l’instance chargée de la surveillance des avocats, précise que "pour déterminer si les faits pour lesquels l’avocat a été condamné sont ou non compatibles avec la profession d’avocat, l’autorité de surveillance dispose d’un large pouvoir d’appréciation ".
Le professeur François Bohnet partage cette lecture. Il explique que l’infraction de faux dans les titres, retenue à l’encontre de l’avocat genevois qui a falsifié des baux, " est une infraction grave qu’on aura plutôt tendance à classer dans les infractions contraires à l’exercice de la profession. Mais il peut y avoir des nuances. On pourrait imaginer un faux dans les titres commis dans un cadre strictement privé qui soit considéré par une autorité de surveillance comme n’étant pas contraire à l’exercice de la profession."
Il rejette la faute sur ses subordonnés
Dans le dossier de l’avocat genevois qui a trompé des locataires, la Commission du barreau sera peut-être amenée à se demander s’il a agi dans un cadre strictement privé. Pour le Tribunal correctionnel de Genève, ce n’est pas le cas. Dans son jugement, après avoir relevé que la prise de conscience de l’avocat était inexistante, le tribunal a ajouté que l’avocat a "rejeté la faute sur des tiers, notamment ses subordonnés ", c’est-à-dire les personnes qui travaillaient avec lui dans son étude d’avocat.
Par ailleurs, cet avocat a représenté en justice sa sœur, propriétaire de l’immeuble de la discorde, dans une procédure en contestation de loyer initiée par un locataire. Cet élément accrédite la thèse qu’il n’a pas agi dans un cadre privé dans cette affaire, mais bien dans un cadre professionnel.
Si sa condamnation pour faux dans les titres est confirmée par le Tribunal cantonal voire le Tribunal fédéral, l’avocat genevois court donc le risque d’être radié du registre des avocats.
Fabiano Citroni/kkub
Seize avocats radiés ces cinq dernières années en Suisse romande
Selon les informations livrées par les autorités de surveillance romandes (à l’exception du canton de Berne) au 19h30, seize avocats en tout ont été radiés des registres cantonaux ces cinq dernières années.
Pour mieux comprendre les raisons de ces radiations, il faut s’intéresser à l’article 8 de la Loi fédérale sur la libre circulation des avocats. Cet article stipule notamment que pour être inscrit au registre, l’avocat ne doit pas "faire l’objet d’une condamnation pénale pour des faits incompatibles avec la profession d’avocat", mais aussi " ne pas faire l’objet d’un acte de défauts de biens". L’enquête de la RTS montre que, dans les grandes lignes, la moitié des avocats radiés l’a été en raison d’un acte de défaut de biens, le reste en raison de condamnations pénales.
Voici le détail, canton par canton:
GENEVE
- 4 avocats radiés à la suite d’une condamnation pénale.
- 3 avocats radiés pour acte de défaut de biens. Deux de ces trois avocats ont été radiés à leur demande.
VAUD
- 1 avocat radié à la suite d’une condamnation pénale pour abus de confiance qualifié.
- 1 avocat radié pour avoir donné l’apparence à ses clients qu’il pouvait exercer la représentation en justice alors qu’il ne le pouvait plus. L’autorité de surveillance avait en effet prononcé une interdiction définitive de pratiquer à son encontre en 2010.
- 2 avocats radiés, mais ces décisions font l’objet d’un recours. L’autorité de surveillance ne livre donc pas le motif de ces radiations.
NEUCHATEL
- 1 avocat radié à la suite d’une condamnation pénale pour menaces, contrainte et dommage à la propriété
- 2 avocats radiés pour acte de défaut de biens
FRIBOURG
- 1 avocat radié pour acte de défaut de biens
VALAIS
- 1 avocat radié pour acte de défaut de biens
JURA
- Aucun avocat radié ces cinq dernières années