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Deux gros propriétaires d'immeubles genevois soupçonnés d’avoir gonflé illégalement des dizaines de loyers

Deux gros propriétaires d'immeubles genevois sont soupçonnés d'avoir falsifié des baux pour augmenter illégalement des loyers. [RTS]
Deux gros propriétaires d'immeubles genevois sont soupçonnés d'avoir falsifié des baux pour augmenter illégalement des loyers / 19h30 / 3 min. / le 29 novembre 2020
L’ancien député Ronald Zacharias et son associé dans l’immobilier possèdent une trentaine d’immeubles à Genève. Une enquête de la RTS révèle que plusieurs baux fictifs ont été conclus dans ces habitations, pour procéder à des hausses massives de loyers.

Les deux propriétaires sont poursuivis en justice. Ils sont prévenus de faux dans les titres et d’escroquerie. L'astuce est simple mais illégale: elle vise à augmenter le loyer de manière conséquente sans s’exposer à une contestation du locataire.

Prenons l’exemple d’un propriétaire qui apprend le départ d’un habitant et veut en profiter pour faire passer le loyer de 1000 francs à 2000 francs par mois. Il sait que s’il agit ainsi, il court le risque que le nouveau locataire saisisse le Tribunal des baux et loyers et dénonce une hausse abusive.

Pour que le nouveau locataire n’ait pas connaissance du loyer versé par l’ancien, le propriétaire établit alors un bail fictif indiquant que l’ancien locataire payait 2000 francs par mois. C’est ce document qu’il présente au nouvel habitant. Dupé, ce dernier ne sait ainsi pas qu’il paie deux fois plus que l’ancien occupant. Il pense payer le même loyer. Pour le propriétaire indélicat, le tour est joué.

Aux yeux de la justice, cette pratique constitue un faux dans les titres. Elle est connue des tribunaux. En mai de cette année, nous avons ainsi couvert pour le 19h30 le procès d’un avocat genevois et d’un ancien régisseur poursuivis pour avoir agi de la sorte à une dizaine de reprises. Ils ont été condamnés pour faux dans les titres à des jours-amendes avec sursis, un verdict qui fait l’objet d’un appel.

>> Lire aussi : L’avocat genevois qui a trompé plusieurs locataires risque la radiation

Contacté par un lanceur d’alerte

Dans les semaines qui ont suivi ce reportage, un lanceur d’alerte nous a contactés. Selon lui, Ronald Zacharias et son associé dans l’immobilier augmentaient de manière massive et injustifiée les loyers à l’insu des locataires.

Deux éléments nous ont incités à enquêter. D’abord le fait que ces deux hommes sont d’importants propriétaires dans le canton de Genève. Ils possèdent ensemble une trentaine d’immeubles. Ensuite, le fait que le logement et la défense des propriétaires a été au coeur de l’action politique de Ronald Zacharias, député genevois MCG de 2013 à 2018, mais aussi candidat malheureux au Conseil national en Valais l’an dernier sous la bannière UDC.

Des milliers de documents étudiés

Dans le cadre de notre enquête, nous avons pu consulter des milliers de documents concernant 24 immeubles appartenant à ces deux propriétaires. Il s’agit principalement de relevés de loyers perçus par des régies de la place entre 2002 et 2016.

Ce qui frappe en premier lieu, c’est que quatre noms de locataires reviennent entre quatre et neuf fois chacun. Une lecture attentive des relevés de loyers donne à penser que ces quatre personnes ont la bougeotte, mais aussi le don d’ubiquité. Ils sont locataires de plusieurs appartements simultanément, ce qui n’est pas interdit par la loi.

Ce qui frappe aussi, c’est que ces locataires ne restent pas longtemps dans les appartements, à peine deux semaines parfois. Mais ce qui renforce surtout les soupçons de baux fictifs, c’est que ces locataires éphémères paient systématiquement un loyer nettement plus important que le locataire précédent. C’est ainsi qu’un loyer est passé de 886 francs à 2000 francs par mois et un autre de 835 francs à 1780 francs.

Mise en garde d’un régisseur

Nous avons voulu confronter ces quatre locataires à nos recherches. Deux d’entre eux, des amis proches des propriétaires, sont décédés. Une troisième locataire est l’ex-épouse de l’associé de Ronald Zacharias. Selon les documents en notre possession, elle a occupé huit appartements différents entre 2004 et 2009.

Rencontrée longuement cette semaine, elle affirme qu’elle n’a jamais habité dans ces logements, qu’elle a vécu pendant près de vingt ans dans une maison de 700 mètres carrés avec son ex-mari dans la commune huppée de Cologny et qu’elle ne comprend pas que son nom figure dans des relevés de loyers. Son nom est aussi écrit noir sur blanc sur des baux fictifs qui nous ont été transmis par des locataires trompés que nous avons retrouvés.

Lors de notre entretien, cette femme a assuré avoir assisté à des scènes attestant que son ex-mari falsifiait des baux. Elle a notamment évoqué une discussion en 2007 entre un patron de régie aujourd’hui décédé et son ex-époux, à la Fondation Martin Bodmer à l’occasion d’une exposition de manuscrits arméniens. Selon ses dires, le régisseur aurait invité son conjoint à faire attention avec ses pratiques illégales.

Le présumé complice s’exprime

Nous avons aussi réussi à entrer en contact avec le quatrième locataire éphémère. Son nom revient à huit reprises dans les relevés de loyers. Cet "ami de cinquante ans" des deux propriétaires, candidat malheureux aux élections cantonales genevoises de 2018, a accepté de nous parler cette semaine au téléphone, mais il n’a pas souhaité nous rencontrer.

C’est lui qui nous a appris qu’une instruction pénale était ouverte depuis janvier 2020 contre lui, mais aussi à l’encontre de ses "deux amis", dont il ne cite jamais le nom, pour escroquerie et faux dans les titres. Il assure être poursuivi pour une quinzaine de baux fictifs en quatre ans.

Au téléphone, il explique qu’il n’habitait "pas toujours" dans les appartements dont il était officiellement le locataire, mais qu’il les mettait à disposition de connaissances. Il dit avoir compris avec le temps que les deux propriétaires profitaient de sa présence sur le bail pour augmenter le loyer, mais il insiste sur le fait que cette hausse était justifiée.

Il précise que certains appartements avaient été occupés très longtemps par les mêmes personnes et qu’il était normal que ses amis propriétaires réajustent le loyer.

Ce locataire souligne qu’il n’a pas gagné un franc dans cette affaire, qu’il ne savait pas que la pratique était illégale et que les propriétaires ne le savaient pas non plus, même si "l’un d’eux (ndlr: Ronald Zacharias) est avocat".

La confirmation du Ministère public

Contacté, le Ministère public genevois confirme par courriel "avoir ouvert une instruction en janvier 2020 à l’encontre de trois prévenus". Le Parquet ne donne pas de nom, mais il s’agit des deux propriétaires et de leur ami de longue date.

Alerté par un locataire qui s’est rendu compte de la combine, le Ministère public précise que "l’instruction porte sur la possible conclusion de baux fictifs de courte durée destinés à dissimuler aux futurs locataires des hausses de loyers substantielles. La procédure porte sur des dizaines de baux et des appartements gérés par plusieurs régies différentes. Des perquisitions et des ordres de dépôt ont été ordonnés auprès de différentes régies de la place genevoise".

Les propriétaires ne commentent pas

Nous aurions souhaité confronter les deux propriétaires aux conclusions de notre enquête, qui sont les suivantes: plus d’une trentaine de baux d’appartements gérés par cinq régies de la place éveillent de très forts soupçons. Dans certains cas douteux, on retrouve le nom de l’associé de Ronald Zacharias, de l’épouse de Ronald Zacharias, mais aussi du fils de l’ancien élu.

Contacté, l’associé nous a répondu par téléphone qu’une instruction était en cours et qu’il n’avait pas le droit de s’exprimer. Nous avons malgré tout fait parvenir une liste de questions à ses avocats, abordant l’ensemble des éléments mis en avant dans notre enquête. Ils n’y ont pas répondu.

Contacté, Ronald Zacharias nous a invité à joindre ses avocats. Nous leur avons transmis, à eux aussi, une liste de questions détaillées. Ils nous ont fait savoir par courriel que leur client n’entendait pas répondre à nos "questions tendancieuses ni faire de quelconques commentaires".

L’instruction pénale se poursuit et les deux propriétaires bénéficient de la présomption d’innocence. Devant la justice, ils ont reconnu une partie des faits reprochés et ils ont commencé à rembourser certains locataires trompés. On parle de centaines de milliers de francs. Les deux hommes possèdent de telles sommes. Ils sont tous les deux millionnaires. Ronald Zacharias et son épouse figurent même dans le classement des 300 plus riches de Suisse établi par Bilan avec une fortune estimée entre 200 millions et 300 millions de francs.

>> Les précisions de Fabiano Citroni dans le 19h30 :

Fabiano Citroni: "Certains locataires ont tellement peur de représailles des régies qu'ils n'osent rien dire"
Fabiano Citroni: "Certains locataires ont tellement peur de représailles des régies qu'ils n'osent rien dire" / 19h30 / 55 sec. / le 29 novembre 2020

Fabiano Citroni

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