Des propriétaires d'immeubles peuvent-ils gruger des locataires dans le dos de la régie? Cette question se pose dans l’affaire des baux fictifs dévoilée il y a une semaine par le 19h30.
>> Lire l'enquête complète : Deux gros propriétaires d'immeubles genevois soupçonnés d’avoir gonflé illégalement des dizaines de loyers
A ce jour, trois personnes sont prévenues de faux dans les titres et d’escroquerie dans ce dossier instruit depuis le mois de janvier par le premier procureur Yves Bertossa. Il y a d'abord l'ancien député MCG Ronald Zacharias et son associé dans l'immobilier, deux propriétaires qui possèdent une trentaine d’immeubles à Genève. Il y a aussi un de leur ami de longue date qui aurait fait office de locataire fictif à de nombreuses reprises.
Le Ministère public genevois les soupçonne d'avoir conclu des dizaines de baux fictifs de courte durée destinés à dissimuler aux futurs locataires des hausses de loyers substantielles.
Loyers gonflés artificiellement
Prenons un exemple pour mieux comprendre la combine : un locataire qui paie 1000 francs de loyer résilie son bail. Pour doubler le loyer en douce, les propriétaires établissent un bail fictif d'une durée d'un mois au nom d'un proche. Au bout d'un mois, lorsque le nouveau locataire arrive, les propriétaires lui fournissent ce document falsifié et lui font ainsi croire que l’ancien locataire payait 2000 francs de loyer. C'est un mensonge, mais le locataire n'a aucun moyen de le savoir. Il est trompé.
On en revient à la question de départ. Une telle combine peut-elle être mise sur pied à l'insu de la régie? Pour l'heure, aucun régisseur n’est prévenu dans le cadre de l’instruction pénale, mais le Ministère public précise que "des perquisitions et des ordres de dépôt ont été ordonnés auprès de différentes régies de la place genevoise".
La RTS enquête sur cette affaire depuis le mois de juin. Dans le cadre de nos recherches, nous avons pu consulter des milliers de documents. Ce sont principalement des relevés de loyers établis par différentes régies entre 2002 et 2016. Ils concernent 24 immeubles appartenant à Ronald Zacharias et à son associé.
Nous avons de forts soupçons sur 31 baux d'appartements et nous nous interrogeons sur l'implication de cinq régies dans cette affaire. A ce stade, aucune n'est visée par l’instruction pénale et nous avons donc choisi de ne pas donner leur nom. Mais les doutes sont là. Nous les présentons régie par régie.
- RÉGIE NUMÉRO 1 -
Cette régie gère la moitié des appartements sur lesquels portent nos soupçons.
Dans le détail, en 2002, un ami des propriétaires, aujourd'hui décédé, figure simultanément sur les relevés de loyers de deux logements dans le même immeuble, au deuxième et au quatrième étage. L'un est un 4,5 pièces, l'autre un 2 pièces. Dans les deux cas, cet ami reste peu de temps dans l’appartement et paie un loyer nettement plus important que le locataire précédent.
Ce n'est pas tout. Entre 2004 et 2009, plusieurs baux sont au nom de l'ex-épouse de l'associé de Ronald Zacharias, qui aurait elle aussi vécu simultanément dans plusieurs appartements dans le même bâtiment. En 2009, elle aurait occupé pendant un mois et demi un 6,5 pièces pour 1800 francs par mois, soit 56% de plus que la locataire précédente. Interrogée par le 19h30, l'ex-épouse assure qu'elle n’a jamais habité dans ces appartements, que son nom a été utilisé à son insu et que les baux sont donc des faux.
Dans les autres cas qui font douter, il y a ce 3 pièces, en 2011, au nom de la femme de Ronald Zacharias pendant un mois. Ou cet autre 3 pièces, en 2015, au nom du propre associé de Ronald Zacharias pendant un mois et demi. Avec des loyers, dans les deux cas, qui prennent l'ascenseur.
Pourquoi ces deux multimillionnaires, qui vivaient dans la commune huppée de Cologny, auraient-ils logé, même brièvement, dans ces appartements modestes? Nous avons confronté le patron de cette régie à l’ensemble des points évoqués ici, notamment ces locataires qui auraient le don d'ubiquité en vivant dans deux logements en même temps. Sa réponse tient en une phrase : "Compte-tenu d'une enquête en cours, ni le personnel de la régie ni moi-même ne ferons un commentaire à ce sujet."
- RÉGIE NUMÉRO 2 -
Nous avons des soupçons de triche concernant 7 baux d’appartements gérés par cette régie, qui a fait l’objet d'une perquisition dans le cadre de l'instruction pénale en cours.
Un cas a particulièrement attiré notre attention. En 2012, un proche des propriétaires, aujourd'hui décédé, figure dans les relevés de loyers d'un même immeuble au premier, au deuxième et au quatrième étage. Les trois fois, son loyer est trois fois plus élevé que celui du locataire précédent. Et les trois fois, ce n'est pas surprenant, il reste peu de temps dans l'appartement.
Toujours en 2012, notre attention est attirée par ce 4 pièces qui aurait été occupé par l'épouse de Ronald Zacharias pour un loyer de 1014 francs par mois. Son fils figure ensuite dans les relevés de loyers, mais il aurait payé le double, soit 2030 francs par mois. Le locataire suivant paiera un loyer quasi identique.
Cette régie s'est-elle posé des questions? Oui, selon l'ex-épouse de l’associé de Ronald Zacharias. Dimanche dernier, dans le 19h30, elle a affirmé qu'en 2007, le patron de la régie, aujourd'hui décédé, avait mis en garde devant elle son mari contre ses pratiques illégales.
Nous avons interrogé cette régie sur ce point, mais aussi sur les autres soulevés ici. Voici la réponse écrite du directeur général et du directeur général adjoint : "Le secret des affaires ne nous permet bien évidemment pas de répondre à vos différentes questions. Notre agence a été amenée à donner en toute transparence les renseignements sollicités dans le cadre de la procédure en cours."
- RÉGIE NUMÉRO 3 -
Nos soupçons de locataires fictifs portent sur deux baux d’appartements gérés par cette régie.
Le premier cas suscite de grandes interrogations. En 2008, un locataire quitte un appartement de 3,5 pièces. Il payait 753 francs de loyer par mois. Selon les relevés de loyers, le logement serait ensuite occupé pendant trois mois par l'associé de Ronald Zacharias pour 2500 francs par mois, soit trois fois plus. En septembre, un nouveau locataire emménage. Son loyer: 2500 francs par mois.
Est-ce courant qu'un propriétaire multimillionnaire soit locataire d’un petit appartement dans un de ses immeubles et paie le triple de l'occupant précédant? Nous avons notamment posé cette question à la régie. Sa réponse est la suivante : "Par principe, nous ne communiquons pas s'agissant d'une instruction en cours, mais vous signifions que nous avons transmis les pièces souhaitées auprès du Ministère public. Tout au plus, nous pouvons vous préciser que notre agence n'a pas fait l'objet d'une perquisition."
- RÉGIE NUMÉRO 4 -
Nous avons relevé deux cas suspicieux dans des appartements gérés par cette régie.
Dans le premier cas, qui remonte à 2005, il est certain qu'un bail fictif a été établi. Reste à savoir qui le savait. L'ex-épouse de l’associé de Ronald Zacharias figure en effet dans les relevés de loyers alors qu'elle n’a jamais vécu là. Les documents établis par la régie indiquent pourtant qu'elle aurait habité deux mois dans un 3,5 pièces pour 1780 francs par mois, le double du locataire précédent. A son départ, le nouveau locataire a accepté de payer le même montant qu'elle.
Dans le deuxième cas, en 2016, on retrouve le nom de l'ami de longue date des deux propriétaires, lui aussi prévenu de faux dans les titres et d’escroquerie. Contacté par nos soins, il a reconnu n'avoir jamais vécu dans cet appartement.
Quelles informations la régie possédait-elle ? Nous le lui avons demandé. Voici sa réponse écrite : "Nous comprenons parfaitement votre curiosité informationnelle sur cette affaire. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a actuellement une procédure judiciaire en cours. De par ce fait, nous sommes tenus à ne pas faire de commentaires jusqu'au jugement de celle-ci. Nous restons volontiers à votre disposition lors de son rendu."
- RÉGIE NUMÉRO 5 -
Selon notre enquête, cinq baux d’appartements gérés par cette régie sont suspects. Mais, contrairement aux quatre autres régies, cette agence n'a pas dû répondre aux questions de la justice.
Les relevés de loyers indiquent que l'ex-épouse de l'associé de Ronald Zacharias aurait vécu dans trois appartements dans le même immeuble entre 2004 et 2006. En 2006, elle aurait d'ailleurs habité dans deux logements en même temps, un 4 pièces au cinquième étage et un 2 pièces au septième étage. Elle ne serait pas restée longtemps dans ces appartements et elle aurait versé un loyer bien plus important que le locataire précédent. Comme déjà dit, tous les baux à son nom sont fictifs.
Dans les deux immeubles gérés par cette régie, on retrouve également en 2007 et en 2013 le nom du troisième individu prévenu de faux dans les titres et d'escroquerie. En 2007, il aurait habité simultanément dans un studio et dans une chambre situés au même étage.
Confrontée à ces éléments, la régie indique qu'elle ne gère plus les immeubles en question depuis 2009 et 2013, qu'elle n’a plus les dossiers, mais aussi que, "vu le temps écoulé", elle ne dispose pas d’éléments permettant de répondre à nos questions.
Pour que cette régie puisse alors prendre position, nous lui avons transmis tous les relevés de loyers qu'elle a établis et qui appuient nos propos. Elle nous a alors fait parvenir la réponse suivante : "A notre connaissance, plus aucun des collaborateurs responsables de la gestion de ces immeubles ne travaille dans notre société, et cela depuis plusieurs années. Dès lors, nous ne pouvons pas nous prononcer sur les pièces que vous nous avez envoyées, lesquelles remontent à de nombreuses années."
On le constate, aucune des régies contactées n’a répondu à nos questions. Nous n'avons pas obtenu davantage de réussite auprès des propriétaires prévenus de faux dans les titres et d'escroquerie. Nous avons de nouveau transmis une liste de questions détaillées aux avocats de Ronald Zacharias ainsi qu'à ceux de son associé. Les premiers nous ont fait savoir que leur "client n'entend pas faire de commentaire ni répondre à vos questions qui sont identiques à celles de la semaine passée". Les avocats de l'associé, eux, n'ont rien répondu du tout.
Fabio Citroni/vic