La justice genevoise est invitée à s’intéresser à un cas de naturalisation express d’une connaissance de Pierre Maudet. La commission de contrôle de gestion du Grand Conseil a publié mardi un rapport explosif sur l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM). Elle y dénonce plusieurs dysfonctionnements, notamment des interventions sur certains dossiers de naturalisations ou de permis de séjour. La gestion de l’opération Papyrus est également pointée du doigt.
Ce rapport, porté par trois députés Vert, PLR et UDC, devait initialement sortir en mars, en pleine campagne électorale. Mais sa diffusion a finalement été reportée, suscitant la polémique. Le document, adopté lundi à une confortable majorité, est sensible, car il concerne l'OCPM, un office qui éprouve de nombreuses difficultés depuis des années. Surtout, il épingle son ancien département de tutelle dont le chef était Pierre Maudet.
Lien avec Abu Dhabi
Les députés de la commission reprochent des interventions pour favoriser la naturalisation d'une des connaissances de l'ancien magistrat. Selon les informations de la RTS, cet homme est un banquier d'origine libanaise qui apparaît dans la procédure d'Abu Dhabi. C'est un ami de l'un des amis de Pierre Maudet, condamné en première instance aux côtés de l'ancien conseiller d'Etat genevois.
Selon le jugement que la RTS s’est procuré, ce banquier souhaitait obtenir des renseignements sur sa naturalisation. L'ami de Pierre Maudet a donc sollicité l’élu. Les trois hommes se sont alors rencontrés à ce propos, et Pierre Maudet a obtenu les informations nécessaires auprès de ses services, indique la juge. Le banquier a également pu rencontrer différents fonctionnaires, ce qui "ne relève pas de la pratique habituelle", souligne de son côté le rapport parlementaire. "Un collaborateur auditionné confirme que sa hiérarchie lui a demandé d'aller plus vite pour le dossier de Monsieur A" (le banquier, ndlr).
Pas de commentaire
Cet homme a finalement obtenu sa naturalisation en une durée "anormalement courte", selon les députés. Soit entre sept et huit mois, là où il faut en moyenne le double de temps (14-15 mois). La commission de contrôle de gestion a donc décidé de saisir le Ministère public genevois. Ce sera fait mercredi matin.
Contacté par la RTS, Me Grégoire Mangeat, avocat de Pierre Maudet, indique que son client "n’a pas de commentaire à faire sur un rapport qu’il n’a pas reçu, qu’il n’a pas pu consulter, et au sujet duquel il n’a même jamais été entendu".
"Pratique générale"
Le rapport révèle que les interventions auprès de l’OCPM sont fréquentes, que ce soit de députés, d’avocats ou même d’un membre d’un Exécutif communal. "Les pressions constituent une pratique générale", assure un fonctionnaire. "C'est finalement celui qui crie le plus fort qui verra son dossier traité", estime un autre collaborateur cité dans le document. "Ces interventions politiques, évaluées à une dizaine de cas par année, doivent cesser", tempêtent les auteurs du rapport. "Elles ne sont en aucun cas acceptables".
L’opération Papyrus est également égratignée par l’enquête parlementaire. Elle confirme ce que la RTS révélait déjà l’an dernier à ce sujet. "Celle-ci a été bien pensée", dit un employé de l’OCPM. "Mais elle a pêché dans son exécution". Les auteurs du rapport constatent que "la politique s'est mêlée du terrain".
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Dossiers en hausse, effectifs en baisse
Sous la gouvernance de Pierre Maudet, détaille un collaborateur chargé de Papyrus, "les refus étaient difficiles, car le magistrat s'assurait qu'il n'y ait pas de refus". Il en chiffre sept ou huit sous son autorité sur les 2000 premiers dossiers traités. Sous l’égide de son successeur, Mauro Poggia, les refus de dossiers ont été dix fois plus nombreux, selon lui. "Finalement", écrivent les députés, "l’OCPM a découvert qu’une filière de fraude s’était mise en place, qui a concerné 9% des 3000 dossiers".
Toutes ces difficultés proviendraient d’un manque de personnel, tant en nombre qu’en termes qualitatifs. "Une augmentation de 12% des demandes a été enregistrée sur les cinq dernières années. Le personnel a quant à lui diminué de 5%", relève la direction de l’OCPM dans le rapport. La formation des employés laisse également à désirer. "Jusqu’à 20% des effectifs ont été composés d’auxiliaires et de stagiaires", indique le document.
Mauro Poggia fulmine
L’exemple de la centrale d’appel de l’office est à ce titre édifiant. "Ce sont des étudiants qui répondent au téléphone, la centrale étant gérée par un dispositif de l’école de commerce baptisé "Espace entreprise", relate le rapport. Ces jeunes étudiants sont "catapultés" à la centrale d’appel où "ils doivent répondre à des questions multiples et complexes (…) étant précisé que ces jeunes ont entre 16 et 20 ans et qu’ils sont parfois à peine sortis du cycle d’orientation". Résultat: la centrale d’appel fonctionne mal. "A une époque, l’office ne répondait qu’à 5% des appels".
Que pense le Conseil d’Etat genevois de cette enquête parlementaire et de ses 15 recommandations? Le chef du département de tutelle de l’OCPM s’agace. Mauro Poggia souligne "le caractère partial et orienté sur les questions visiblement destinées à attirer l’attention des médias". Il poursuit: "Pour ma part je ne commente que les énoncés factuels et non les appréciations subjectives non documentées. Ce rapport ne fait malheureusement pas honneur au travail parlementaire qui nous a habitués à mieux. Je réserverai mes commentaires à la réponse officielle qui sera donnée à ce rapport".
Au Parquet de statuer
C'est en tout cas une nouvelle affaire qui éclabousse Pierre Maudet. L'ancien conseiller d'Etat genevois avait écopé en février d'une condamnation avec sursis en première instance pour son voyage offert à Abu Dhabi en 2015. Il serait donc risqué pour lui de se retrouver à nouveau au cœur d'une procédure judiciaire. Rappelons toutefois qu'il est présumé innocent et qu'il va appartenir désormais au procureur général Olivier Jornot de statuer. Il peut ouvrir une procédure comme classer le dossier.
Dans les faits, le Ministère public genevois s'est déjà penché sur le cas litigieux de ce banquier durant la procédure Abu Dhabi. Son nom avait aussi été évoqué lors du procès de Pierre Maudet devant le Tribunal de police. Mais à ce stade, sans conséquence pour l'ancien magistrat, désormais reconverti dans la cybersécurité.
Raphaël Leroy