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Un propriétaire genevois aurait soustrait 200 appartements du marché locatif

L'Etat de Genève enquête sur une société qui aurait soustrait 200 logements du marché locatif classique.
L'Etat de Genève enquête sur une société qui aurait soustrait 200 logements du marché locatif classique. / 19h30 / 3 min. / le 20 décembre 2021
L'Office du logement genevois mène une instruction à l'encontre de sa société, qui loue des biens meublés à court terme. Cette dernière conteste avoir violé la loi. La RTS lève le voile sur cette procédure d'envergure.

A Genève, trouver un appartement relève du parcours du combattant. Selon l'Office fédéral de la statistique, ce canton présente un taux de logements vacants de 0,51%. Seul le canton de Zoug, avec 0,34%, affiche un taux plus bas en Suisse. Dans le détail, au 1er juin 2021, 1232 logements sur les 239'694 du parc genevois étaient vacants, ce qui représente grossièrement un bien libre pour 200 occupés.

Il y a 7 ans, les députés genevois ont commencé à s'intéresser à la question de la préservation du parc de logements en lien avec le développement des plateformes numériques du type Airbnb. Le dossier a fait l'objet d'un rapport débattu en octobre au Grand Conseil. A cette occasion, le conseiller d'Etat Antonio Hodgers, en charge du Territoire, a laissé entendre que son département ne reste pas les bras croisés et "agit" principalement face "aux gros poissons" qui soustraient des appartements du marché locatif classique.

Un U qui vaut des millions

L'enquête de la RTS révèle que le plus "gros poisson" poursuivi par l'Etat est une société qui possède notamment cinq immeubles formant un U dans le quartier chic de Champel, près des Hôpitaux universitaires de Genève, et valant environ 200 millions de francs.

L'Office cantonal du logement et de la planification foncière mène une procédure administrative à l'encontre de cette société depuis plus de 3 ans. De source sûre, l'Office a visité les quelque 250 appartements qui forment le U et estimé que plus de 200 ont été soustraits au marché locatif traditionnel. Tous ces logements sont loués meublés et à court terme. Il est possible de les occuper pour une durée minimale de 5 jours.

Aux yeux de l'Etat, ces appartements font l'objet d'un changement d'affectation, à savoir qu'ils sont exploités commercialement alors qu'ils devraient être dévolus à de la location traditionnelle. Or, un tel changement est interdit par l'article 7 de la LDTR (Loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation) qui a pour but de préserver l'habitat et les conditions de vie existants. L'Etat exige dès lors que ces plus de 200 appartements soient réaffectés à de la location classique, c'est-à-dire de longue durée.

Infraction contestée

Contacté, le président de la société en question a répondu par écrit à nos questions par l'entremise de son avocat. Me Blaise Stucki confirme qu'un contrôle de l'Etat "est en cours", mais ajoute que l'Office du logement "n'a pas encore rendu d'avis ou de décision".

L'avocat indique que la société "conteste, avis de droit à l'appui, avoir commis la moindre infraction dans le cadre de la gestion de son parc immobilier. Il sera précisé que les appartements sont loués meublés depuis cinquante ans pour certains, la société ne faisant que perpétuer une activité qui existait avec sa constitution en 2006, du temps du père de mon mandant".

Me Stucki écrit que "les appartements loués meublés par la société ne sont quoi qu'il en soit pas soustraits au marché locatif. Ils répondent à une certaine demande, notamment à celle de locataires à la recherche d'une solution temporaire de relogement ou d'expatriés employés par des entreprises multinationales présentes à Genève".

2700 francs pour un studio meublé

Nos recherches montrent que la location de ces appartements passe principalement par un intermédiaire, le site Internet homenhancement.ch, une plateforme numérique comme Airbnb. On y découvre qu'un studio meublé de 30 mètres carrés est proposé à 83 francs par jour, soit 2573 francs pour un mois de 31 jours. Il faut ajouter 120 francs de frais de nettoyage pour un total de près de 2700 francs. A titre comparatif, selon le calculateur de loyer de l'Office cantonal de la statistique, dans le quartier, le prix moyen d'un studio, mais non meublé, est de 850 francs par mois. Interrogé sur les prix pratiqués par le propriétaire, Me Blaise Stucki répond qu'"ils sont conformes aux prix du marché des locations meublés".

Dans le cadre de notre enquête, nous avons pu discuter avec des personnes qui ont logé jusqu'à 31 jours dans ces appartements. Tous dénoncent leur "vétusté" et font état de "prix excessif". Marta Uriel a ainsi occupé avec son époux un 4,5 pièces d'environ 100 mètres carrés pendant un mois. Elle a dû verser 4500 francs de loyer, 300 francs de frais de nettoyage ainsi que 150 francs pour que son chat puisse lui aussi rester dans l'appartement. "Avec mon mari, nous n'avons pas eu le choix. Nous avons dû déménager très rapidement et nous avons dû prendre cet appartement pendant un mois. Les meubles sont assez vieux, le frigo avait un souci et le froid pénètre dans la chambre. Ce logement ne vaut pas son prix", confie-t-elle.

Très bon état?

L'avocat du propriétaire souligne que "la société n'a jamais été assignée en justice par un locataire considérant que son loyer était trop élevé ou qu'il procurait un quelconque rendement excessif à la bailleresse". Me Blaise Stucki ajoute que " les appartements loués pour de courtes et longues durées sont en très bon état et les prix pratiqués ne sont pas excessifs".

Le Comptoir Immobilier a un avis plus nuancé sur cette question. Dans un courriel en réponse à nos questions, cette régie explique d'abord que "suite à une décision du service juridique de l'Office des poursuites datée du 24 septembre 2021, nous avons reçu le mandat de gérance légale* des immeubles en question".

Membre de la Direction générale adjointe de la régie, Delphine Bouvard précise avoir pu visiter "tout récemment" l'ensemble des appartements, avec un préposé de l'Office des poursuites. "En réponse à l'une de vos interrogations, je puis vous préciser que les appartements et le mobilier les garnissant sont dans des états disparates, certains appartements étant effectivement défraîchis et disposant d'un mobilier qui ne l'est pas moins (...). Vu nos contacts, nous pouvons comprendre que certains locataires aient estimé que le loyer était trop élevé en regard de l'état de l'appartement", dit-elle, au nom de la régie.

La procédure administrative menée par l'Office du logement se poursuit. Son rapport d'enquête sera transmis à l'Office des autorisations de construire qui pourrait prononcer des mesures et des sanctions à l'encontre de la société propriétaire des bâtiments.

*En 2014, la banque Safra Sarasin a introduit des poursuites pour des dizaines de millions de francs à l'encontre de la société qui possède les immeubles ainsi que son président. C'est pour cette raison que les bâtiments ont été placés en gérance légale. Mais l'Office des poursuites a laissé à la société une partie de la gestion des immeubles.

Enquête de Fabiano Citroni

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Antonio Hodgers: "L'Etat souhaite créer un registre Airbnb"

Un studio meublé à 2700 francs par mois, c'est "abusif", estime le conseiller d'Etat en charge du Territoire, Antonio Hodgers, invité lundi du 19h30. Il ajoute que de telles situations ne sont possibles que dans un marché tendu avec une forte pénurie de logements, comme c'est le cas à Genève

Pour le ministre Vert, les locations de courte durée se traduisent souvent "par une soustraction de logements du marché locatif usuel". Selon lui, c'est d'ailleurs le problème avec les locations de type Airbnb.

>> Voir l'interview d'Antonio Hodgers dans le 19h30 :

Logements soustraits au marché locatif à Genève: la réplique d'Antonio Hodgers.
Logements soustraits au marché locatif à Genève: la réplique d'Antonio Hodgers. / 19h30 / 2 min. / le 20 décembre 2021

Antonio Hodgers rappelle que dans le canton de Genève, il est permis par la loi de louer son logement sur des plateformes de type Airbnb jusqu'à 90 jours an, mais pas plus. Mais à ce jour, admet-il, il est très difficile de vérifier si le bien est loué moins de trois mois ou bien plus, et c'est ainsi que de nombreux appartements sont soustraits au marché locatif classique.

Le Conseil d'Etat a peut-être trouvé la parade. "Le gouvernement vient de décider de proposer au Parlement de créer un registre Airbnb", révèle Antonio Hodgers. Toutes les personnes souhaitant louer leur bien jusqu'à 90 jours par an devraient alors s'inscrire sur ce registre et l'Etat aurait une meilleure vision de ce qui se passe. "Nous pourrions mieux démasquer les petits et les moyens poissons qui possèdent un, deux ou trois appartements, et qui passent aujourd'hui encore sous le radar", précise-t-il.

Le ministre annonce que la décision de principe du Conseil d'Etat genevois de créer un registre devrait se concrétiser dans le premier semestre 2022.