Le record 2021 pour une villa a été atteint en août: une fortune locale a déboursé 60,5 millions de francs pour la prestigieuse Villa Courbe, geste architectural jusqu’alors en mains d’un sulfureux homme d’affaires, Jean-Pierre Valentini.
Ce montant surpassait les 56,8 millions investis un mois plus tôt par le banquier Jacob Safra pour acquérir la propriété de Khalid Al Saud, fils du roi régnant d’Arabie saoudite, dont le nom a été associé à l’assassinat du journaliste Jamal Kashoggi. Le podium des transactions pour des demeures individuelles est complété par le patron de la marque horlogère de luxe Patek Philippe, avec l'achat d'une villa de plus de 770 m2 à Chêne-Bougeries pour 52 millions de francs.
Dans les publications du registre foncier, on trouve la trace d'une trentaine de ventes de biens de luxe pour au moins 15 millions de francs. C'est plus que durant les cinq années précédentes. Ce marché connaît une croissance sidérante, portée par des fortunes locales et étrangères.
Fortunes d'ici et d'ailleurs
Fin 2020 et début 2021, Damir Akhmetov, fils d'un oligarque ukrainien, a par exemple réalisé coup sur coup deux acquisitions pour 104 millions de francs. Le trentenaire a de quoi voir venir, son père, Rinat Akhmetov, étant considéré comme l’homme le plus riche d’Ukraine. Ce dernier a d’ailleurs effectué le plus gros achat au monde pour une demeure, la villa des Cèdres sur la Côte d’Azur: il a déboursé 204 millions de francs.
D’autres héritiers se sont montrés actifs l’an passé, à l’image de Sardar Sardarov, fils d’un oligarque russe, qui a déboursé 12,7 millions pour une demeure à Vandoeuvres. Un montant moins élevé que les 15 millions payés par Jose Cutrale, dont le père a fondé un empire commercial à base de jus de fruit avant de racheter avec le groupe Safra les bananes Chiquita, pour sa résidence à Cologny.
Les achats décollent dans toutes les tranches de valeur. Selon Maxime Dubus, directeur de SPG One, spécialisé dans la vente de biens de luxe, "pour les propriétés entre 10 et 20 millions, il y a eu 8 transactions en 2020 et 22 transactions en 2021. On voit que le marché est porteur, avec un boom pour l’immobilier haut de gamme".
D’après Valentine Barbier-Mueller, administratrice de la même société, "le Covid nous a ramenés aux fondamentaux, à l’essentiel, au bien-être, chez soi. La Suisse a été épargnée par certaines mesures drastiques vues dans d’autres pays."
Les deux professionnels estiment toutefois qu'il n’y a pas d'emballement surfait des prix. "C’est un marché de niche, on parle de biens uniques. Qui peut dire ce que vaut telle demeure, tel château? Ils valent ce que les acheteurs sont prêts à payer", avance Valentine Barbier-Mueller.
Année record
Les demeures individuelles et le luxe ne sont pas les seuls secteurs immobiliers qui flambent dans le canton. L'an passé, toutes les ventes cumulées atteignaient la somme inédite de 9 milliards de francs. Entre 2019 et 2021, la hausse s'élève à 62%.
Les prix s’envolent également du côté des gros complexes immobiliers et des immeubles locatifs. En mars 2021, le fonds allemand Deka s’est emparé du siège de la banque Pictet pour 615 millions de francs. Deka dispose d’énormes ressources adossées aux caisses d’épargnes allemandes.
Cet achat constitue néanmoins une acquisition exceptionnelle pour ce mastodonte. "C’est le second plus gros achat d’un seul objet immobilier que nous ayons fait jusqu’ici. Le plus gros, c’est un building à Francfort", explique Victor Stoltenburg, directeur général du fonds. Du côté de la banque genevoise, l'opération apporte les liquidités pour financer le nouveau siège tout en voyant venir. En effet, la vente est assortie d'un contrat de location sur 20 ans entre Deka et Pictet.
Acheteurs institutionnels voraces
Cette vente record illustre l’appétit des gros investisseurs pour l’immobilier genevois.
Groupes internationaux, caisses de pension, entreprises locales, les 12 plus gros acquéreurs de 2021 ont déboursé 2,8 milliards en une année pour acquérir des biens locatifs dans le canton.
Rolex continue d’investir dans l’immobilier genevois via ses diverses entités, à hauteur de 363 millions en 2021. La banque Rotschild a fait l’acquisition de plusieurs immeubles dans le nouveau quartier de l’étang, pour 138 millions.
Pour Christophe Aumeunier, de la Chambre Genevoise Immobilière, il s’agit de la tendance la plus forte du marché. "Les acheteurs institutionnels acquièrent des immeubles de rendement. Ce qui frappe, c’est qu’ils le font à des prix très élevés, mais pour des rendements très bas." À ses yeux, ces opérations pourraient prendre une mauvaise tournure: "si le marché baisse, nous verrons des caisses de pension devoir vendre des immeubles. Sinon, elles devraient répercuter dans leur bilan une diminution de fortune, et donc une capacité moindre à payer des rentes".
Même si le secteur des achats de biens de rendement a culminé à 4 milliards l’an passé, le promoteur immobilier Bernard Nicod, qui constate des tendances similaires dans le canton de Vaud, ne croit pas à un dégonflement rapide du marché. "Il n’y a jamais eu de bulle et il n’y aura pas d’effondrement. Les fondamentaux sont sains, même s’il y a une certaine excitation actuellement".
La frénésie immobilière ne devrait pas s'arrêter tout de suite dans le canton. Au coeur de ce Monopoly géant, le sort des locataires reste lui précaire, comme le soulignait une récente étude de Comparis. Genève est l'une des seules villes du pays où les loyers continuent de croître, de manière substantielle qui plus est.
Tybalt Félix, Yann Dieuaide