Frédérique Perler a bien été informée qu’une action sauvage de perçage du bitume aux Pâquis, à Genève, se préparait à la mi-juin, comme la RTS l’a révélé il y a deux mois. Mais le rôle exact joué par la magistrate de la Ville de Genève est difficile à établir à la lecture d’un rapport de 11 pages publié mercredi, tant il ressort une espèce de gabegie générale autour de ce dossier.
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Le 22 juin dernier, deux associations genevoises, Actif-TrafiC et Survap, avaient entrepris une action sauvage aux Pâquis. Elle visait à percer la chaussée à l'aide de marteaux-piqueurs pour dénoncer le manque de verdure dans le quartier. Or, cette action, pourtant non-autorisée, avait reçu l'aval oral et informel de la conseillère administrative en charge du Département de l’aménagement, des constructions et de la mobilité, Frédérique Perler. De quoi susciter un tollé avec dénonciation pénale et saisie du canton à la clé. Parallèlement, une séance extraordinaire du parlement municipal avait été convoqué début juillet et une enquête avait été diligentée par la Ville de Genève pour faire la lumière sur ces faits. C'est celle-ci qui a été divulguée ce mercredi.
Jeu du téléphone sans fil
L'histoire racontée dans ce rapport, rédigé par l’ancienne juge Christine Junod, c'est un peu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. Le document liste toute une série de séances, d'e-mails et d'échanges oraux entre Frédérique Perler, son conseiller personnel, sa codirectrice ad interim, des membres de son administration et plusieurs représentants d'associations. Sans parler de services d'un autre département municipal chargé des autorisations de manifester.
Entre la seconde moitié du mois de mai et la fin du mois de juin, soit près d'un mois de tractations, on ne dénombre pas moins de trois réunions dédiées spécifiquement à ce dossier, plus de douze entretiens oraux et près de dix échanges d'e-mails. Si bien qu'à la fin, les versions divergent, plus personne n'est sûr de ce qu'il a dit à qui, et la mémoire des uns et des autres s'effritent.
Suivi informel
Ce qui ressort néanmoins de ce rapport, c’est déjà que Frédérique Perler n'a pas rencontré elle-même les associations à l'origine de cette action non-conventionnelle. Elle a bien répondu directement à un membre d'Actif-TrafiC par mail, fin mai, et a participé à une séance sur le sujet à la même période. Mais la magistrate a ensuite suivi "informellement l'évolution du dossier", selon les termes du document.
Toutefois, il ressort très clairement que l'écologiste a fait travailler son administration sur cette manifestation particulière. Ses troupes ont rencontré, échangé et conseillé les deux associations précitées. Elles ont tenté de trouver des solutions à leurs demandes et ont fait preuve d'une certaine bienveillance à leur égard alors que, formellement, ce n'était pas à elles de s'occuper des demandes de manifestation.
Désinvolture
Aussi, ce qui ressort du rapport est un sentiment de légèreté dans la prise en charge de ce dossier. Frédérique Perler comme ses services ont fait preuves de peu de curiosité. Un exemple: les associations avaient obtenu, le 9 juin, un préavis positif de la Municipalité pour organiser une action festive aux Pâquis, qui ne mentionnait pas le dégrappage du bitume. Or, personne n'a tenté de se procurer ce document au sein du département municipal de l'aménagement (DACM). Ni ses services, ni la magistrate.
Cela a permis à un certain flou de régner durant les différentes discussions autour de ce qui avait été formellement demandé ou non au Service de l’espace public (SEP), dépendant d'un autre département. "Les procédures en matière d’utilisation du domaine public sont écrites et empreintes de formalisme, ce que savaient les représentants des associations", écrit l’autrice du rapport. "Ils ne pouvaient ainsi ignorer que les deux représentants du DACM n’avaient pas compétence d'autoriser sans autre et oralement une action non-conforme au contenu de la permission du 9 juin 2022."
Versions divergentes
L’action de dégrappage du bitume a-t-elle pour autant reçu le feu vert du département ou de Frédérique Perler ? Là encore, les versions divergent. Les associations jurent que oui, notamment lors d’une séance le 16 juin. Le représentant d’Actif-TrafiC indique qu’il "avait compris de la discussion qu’une intervention sur la couche supérieure de la chaussée ne présentait pas de risques et qu’on leur avait dit qu’ils pouvaient y aller". Celui de la Survap renchérit: "ayant compris qu’un dégrappage en surface ne présentait pas de danger, ils/elles s’étaient dit que cela pouvait se faire."
Les fonctionnaires du département ont un point de vue plus nuancé. "Les associations avaient évoqué la possibilité de dégrapper le bitume. Il (l’employé du DACM, ndlr) leur avait dit que ce n'était pas une bonne solution car cela portait atteinte au domaine public, tout en leur disant qu'elles savaient ce qu'elles faisaient." Cependant, le mot "interdiction" n’a jamais été prononcé durant ces discussions, selon les témoignages recueillis dans le rapport.
Absence de contrôle
De son côté, Frédérique Perler a eu une position tout à la fois inconséquente, ambiguë et désinvolte. Le 25 mai, décision est prise lors d’une séance de direction en sa présence de "dissuader les associations de planter un arbre et les convaincre de mener une action symbolique". Or, deux jours plus tard, l’édile répond à l'activiste d’Actif-TrafiC qui l'avait sollicité par mail. Elle lui dit que son courriel "entrait en résonance avec son action politique" et qu'elle laissait le soin à ses services "d’évaluer la faisabilité sur les plans technique et légal d’une telle action dans l’espace public dans un délai aussi restreint".
Cette volonté de se mettre à l’écart est récurrente durant les discussions en amont de l’opération. La magistrate laisse ses services gérer cette affaire, ne vérifiant pas certaines informations pourtant cruciales. Frédérique Perler raconte que son collaborateur personnel avait échangé avec elle peu avant l’action des Pâquis. Il lui a rapporté que, selon ce que lui avait assuré le membre d'Actif-TrafiC après discussions avec les services du DACM, il était possible de piquer une partie de la chaussée et que ses services étaient d’accord. "La magistrate a indiqué que si c’était en ordre pour ses services, ça l’était aussi pour elle", écrit l’autrice du rapport. Frédérique Perler avait alors en tête "la manifestation bon enfant décrite dans les flyers et n’avait pas tout de suite réalisé ce que cela impliquait".
Associations responsables
Ultérieurement, elle niera avoir donné son accord mais le mal est fait. Le même soir, le collaborateur personnel a rappelé l’activiste "pour lui dire que Mme Perler était d’accord. Ce dernier lui ayant alors demandé si elle n’allait pas appeler la police", le collaborateur personnel de l’élue a répondu en substance "que ce ne serait pas le cas puisqu'elle était d'accord".
Au terme de son rapport où elle a entendu six personnes au total, dont Frédérique Perler, l'ancienne juge Christine Junod estime que la responsabilité des deux associations est engagée. Elles ont "sciemment" décrit l’objet de leur demande d’autorisation de manifester de manière incomplète, "en omettant de mentionner l’intention de dégrapper et de planter un arbre", écrit-elle. Elles n’étaient donc "au bénéfice d’aucune autorisation valable", ce qu'elles ne pouvaient ignorer. "L'appréciation des motifs pour lesquels les personnes impliquées dans les faits examinés ont agi, ou se sont abstenues d’agir, n’entre pas dans le champ de la présente enquête", signale l’ancienne juge genevoise.
"Soulagée"
A la lumière de cette investigation préliminaire, l'Exécutif de la Ville de Genève a décidé d'épargner Frédérique Perler. Il amende les organisateurs de l'action sauvage et leur demande aussi de payer les quelque 4000 francs de remise en l'état de la chaussée. Il dit examiner l'opportunité de prendre des mesures administratives au sein du DACM. Enfin, il transmet le document au procureur général genevois Olivier Jornot ainsi qu'au conseiller d’Etat chargé des affaires communales, Thierry Apothéloz.
Contactée par la RTS, Frédérique Perler se dit "soulagée par la publication de ce rapport". Selon elle, la juge confirme qu'elle a dit la vérité à la population genevoise dans un communiqué diffusé au début de l’été. Elle estime que le rapport relativise la portée de son erreur. Elle s'engage "à limiter ce genre de risques à l’avenir en consolidant les procédures" au sein de son département.
Raphaël Leroy