La vie de ce patient bascule il y a six ans avec un diagnostic de schizophrénie. Depuis, il entend des voix qui lui intiment parfois "de faire du mal à autrui". Pendant six ans, il suit des traitements plus ou moins régulièrement et fait plusieurs aller-retour - parfois volontaires, parfois contraints - à l'Hôpital psychiatrique de Belle-Idée, à Genève. Mais cette singulière routine a pris fin à la mi-février.
Ce jour-là, les voix prennent le dessus et le jeune homme passe à l'acte. En plein délire, il frappe une patiente et deux soignants. L'affaire est traitée à l'interne, sans dépôt de plainte à notre connaissance. Mais, cependant, quinze jours plus tard, il est placé à la prison de Curabilis. Là-bas, il est soumis au même régime carcéral que n'importe quel autre détenu.
"Mon frère est malade. Pourquoi la prison?", s'interroge sa soeur, mercredi dans La Matinale de la RTS. Cela n'a aucun sens. Il part dans un environnement non-adapté. Il sera avec des personnes qui ont été condamnées pénalement."
Une zone grise dans la loi
En théorie, une personne qui ne fait pas l'objet d'une procédure pénale n'a rien à faire dans un établissement pénitentiaire. La loi permet des placements contre la volonté des patients à des fins d'assistance, mais elle précise que cela doit être dans des établissements appropriés. Le règlement de Curabilis, décidé par le Conseil d'Etat en 2014, autorise le placement de patients jugés dangereux pour eux-mêmes ou pour des tiers.
Toute la question est de savoir si Curabilis peut être considéré comme un endroit approprié. "C'est un lieu fermé et il y a une discipline qui est une discipline pénitentiaire. L'accès à des livres est très restreint, on ne peut pas écouter de musique dans sa chambre, on n'a pas de téléphone portable à sa disposition, on a très peu de visites", liste Nils de Dardel, l'avocat du patient incarcéré. Et de résumer: "Il s'agit d'un enfermement de type pénal."
Il pointe également du doigt le fait que c'est la justice civile qui prononce cet internement dans une institution pénale, "souvent dans des conditions discutables". "Mon client a dû comparaître du jour au lendemain, sans avocat-conseil ni personne de confiance, devant le Tribunal de protection de l'adulte et de l'enfant. Même s'il a indiqué qu'il ne souhaitait pas être interné, le juge a décidé de suivre l'avis des médecins. Ses droits ont été bafoués."
"Avec parcimonie"
Du côté des autorités, on admet qu'on flirte avec la ligne rouge. Elles reconnaissent qu'il s'agit d'une atteinte importante au droit du détenu, mais elles l'expliquent par la nécessité de trouver un point de chute, pour une durée limitée dans le temps, pour les cas qui dépassent l'Hôpital psychiatrique de Belle-Idée, une institution ouverte.
"Placer une personne à des fins d'assistance à l'intérieur du monde pénitencier implique aussi un questionnement éthique. C'est la raison pour laquelle cela doit se faire avec parcimonie", explique Panteleimon Giannakopoulos, directeur médical de Curabilis.
Et d'ajouter: "Cette porte est restée ouverte pour pouvoir permettre à Belle-Idée de remplir sa fonction d'hôpital psychiatrique ouvert. Si cette porte était fermée, on aurait dû trouver d'autres modalités pour pouvoir gérer ce type de situations qui dépassent la capacité de résistance et d'accueil d'un hôpital psychiatrique ouvert."
Trop peu de cas
Malgré les discours rassurants, l'avocat du patient détenu et l'association Pro Mente Sana, qui défend les droits des personnes souffrant de troubles psychiques, déplorent qu'il n'y ait pas de durée limite à ces incarcérations, et que la prison a habituellement pour effet de détériorer la santé mentale des patients.
Interrogé par la RTS, le conseiller d'Etat genevois chargé de la Sécurité et de la Santé Mauro Poggia est gêné face à ces cas de figure, où l'impératif médical prend souvent le pas sur le droit.
"Dans l'idéal, il faudrait avoir un établissement fermé qui ne soit pas estampillé avec le sceau de la justice pénale", reconnaît-il. "Mais cela implique d'avoir aussi des agents de détention dans un autre lieu pour très peu de cas. Ces dernières années, huit personnes - huit de trop peut-être - ont été placées à Curabilis. Construire un établissement avec le personnel qui va avec pour si peu de cas peut poser un problème politique."
Le sujet pourrait pourtant bien devenir politique, puisqu'un collectif de soutien au trentenaire atteint de schizophrénie serait en train de se former. Le détenu ne sera pas libéré avant jeudi, jour de son audience devant le Tribunal de protection de l'adulte.
Mohamed Musadak et Julien Chiffelle/vajo