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Une entreprise genevoise au cœur d’une vaste opération d’influence des Emirats arabes unis

Une entreprise genevoise orchestre une vaste opération d'influence pour le compte des Emirats arabes unis
Une entreprise genevoise orchestre une vaste opération d'influence pour le compte des Emirats arabes unis / 19h30 / 3 min. / le 7 juillet 2023
Collecte de données privées, désinformation et tentative d’influence politique: entre 2017 et au moins 2020, l’entreprise Alp Services à Genève orchestre dans le plus grand secret plusieurs actions pour le compte des Emirats arabes unis, révèlent des documents confidentiels obtenus par Mediapart, et partagés notamment avec la RTS.

Pendant des années et partout en Europe, y compris en Suisse, l'entreprise genevoise Alp Services a ciblé des personnes ou des organisations soupçonnées d’être proches du Qatar ou de la mouvance des Frères musulmans. C’est ce que révèlent des documents confidentiels, issus des révélations "Abu Dhabi secrets", obtenus par Mediapart et partagés avec le consortium de médias European Investigative Collaborations (EIC), dont fait partie la RTS, en collaboration aussi avec Heidi.News et la RSI.

Fondée en 1989, Alp Services œuvre depuis plus de trente ans dans le monde secret du renseignement économique et politique. Comme le montrent des documents internes à Alp Services obtenus suite à une fuite de données, le directeur de l’entreprise et son équipe préparent dans le courant de l’année 2017 un plan d’action pour un mystérieux client que nous appellerons Mohammed*. Les communications avec lui se font via des courriels cryptés, car ce dernier est, selon les recherches de l’EIC, un agent des services de renseignements des Emirats arabes unis (EAU).

Noms de code: Arnica, Quino, Narcisse, Crocus

L’opération est validée par l’agent Mohammed et son supérieur, le Sheikh Ali Saeed al-Neyadi, un membre des hautes sphères du pouvoir émirati. L’objectif est de cibler deux des principales bêtes noires du régime d’Abu Dhabi: le Qatar, son rival politique et économique, et l’organisation des Frères musulmans, considérée par l’émirat comme un groupe terroriste.

Dans une présentation Powerpoint destinée à l’agent Mohammed, Alp Services promet de "sérieusement endommager" les Frères musulmans en Europe en identifiant leur réseau et leurs figures de proue, en les "attaquant dans les médias" et en influençant les décideurs politiques.

"Nous lancerons des campagnes en ligne très agressives et confidentielles", peut-on notamment lire dans un autre document daté d’août 2017. "Nous chercherons à discréditer nos cibles en diffusant discrètement et subtilement des informations négatives mais véridiques", avance encore Alp Services.

L’opération "Arnica" est lancée à l’été 2017. Elle sera reconduite de six mois en six mois et baptisée successivement "Quino", "Narcisse" ou encore "Crocus". Comme le montrent des factures et des documents internes, entre 2017 et 2020, l’entreprise genevoise aurait touché plus de 5 millions de francs pour ce mandat émirati.

Déroulement des opérations

Concrètement, Alp Services va commencer par traquer toutes les personnes et organisations prétendument proches ou liées aux Frères musulmans en Europe ou ayant des liens avec le Qatar. Les employés de l'entreprise genevoise ratissent large: ils fichent des avocats, des défenseurs des droits de l’Homme, des hommes d’affaires et des chercheurs, des associations musulmanes et des ONG humanitaires ou caritatives de confession musulmane, ou encore des entreprises mais aussi quelques djihadistes avérés.

Alp Services a donc compilé plus de 1000 noms, des adresses et parfois même des numéros de téléphone portable de personnes vivant en Suisse, en France, en Belgique, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie, en Allemagne et en Autriche. Cette imposante quantité de données disparates sera livrée aux services secrets d’Abu Dhabi sous forme d’infographies.

Des cibles en Suisse

On retrouve dans ces cartes quelques noms bien connus en Suisse romande, comme celui de Pascal Gemperli, secrétaire général de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM). Alp Services a voulu savoir quels étaient ses liens éventuels avec les Frères musulmans.

Je suis choqué que je puisse finir dans un tel document manifestement dans une action d’espionnage d’un Etat tiers par une société suisse et que ça puisse aller aussi loin que de m’associer à du terrorisme et de me mettre à côté de personnes plus que controversées, c’est une culpabilité par association qui est choquante et ça peut vraiment nuire

Pascal Gemperli, secrétaire général de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM)

Leur conclusion: "il semble connaître beaucoup de Frères musulmans (…) mais on ne peut pas considérer qu’il en est un", peut-on lire dans un rapport rédigé en 2019. Contacté par la RTS, Pascal Gemperli se dit "choqué".

"Je suis choqué que je puisse finir dans un tel document manifestement dans une action d’espionnage d’un Etat tiers par une société suisse et que ça puisse aller aussi loin que de m’associer à du terrorisme et de me mettre à côté de personnes plus que controversées, c’est une culpabilité par association qui est choquante et ça peut vraiment nuire". 

Mon soutien affirmé mais sans naïveté aux peuples et au processus démocratiques et ma critique des Etats arabes corrompus et autocratiques expliquent sans doute pourquoi je suis la cible des EAU, entre autres

Tariq Ramadan, islamologue

Autre personnalité qui figure sur les infographies d’Alp Services: l’islamologue Tariq Ramadan. Il est le petit-fils du père fondateur des Frères musulmans.

"J’ai toujours assumé cet héritage", nous a répondu par e-mail Tariq Ramadan. "[Mais] je ne suis ni membre ni proche de cette organisation. J’ai écrit de nombreux articles critiques vis-à-vis [d’elle]", souligne l’islamologue.

Il croit savoir que les services de renseignements des Emirats arabes unis (EAU) le visent surtout depuis les printemps arabes, à savoir dès 2010. "Mon soutien affirmé mais sans naïveté aux peuples et au processus démocratiques et ma critique des Etats arabes corrompus et autocratiques expliquent sans doute pourquoi je suis la cible des EAU, entre autres", poursuit-il.

Du côté des ONG, c’est notamment la fondation Alkarama établie à Genève qui va intéresser Alp Services. Elle aussi dans le viseur des EAU depuis longtemps, l’organisation active dans la défense des droits humains dans les pays du Golfe va faire l’objet de plusieurs rapports d’Alp Services. Ces documents présentent l’organisation comme étant financée par le Qatar et ayant parmi ses fondateurs deux personnes listées par les Etats-Unis comme étant des terroristes. Autant d’éléments que rejette le directeur actuel d’Alkarama, Rachid Mesli. Il se sait dans le collimateur des EAU depuis longtemps: "Nous avons dénoncé les violences subies par des défenseurs des droits de l’Homme et des opposants émiratis, injustement arrêtés et emprisonnés. Les Nations unies ont condamnés les Emirats arabes unis à la suite de ces plaintes d’Alkarama."

De la surveillance…

Outre cette vaste collecte de données, la société genevoise va proposer aux renseignements émiratis de cibler certains profils et de les soumettre à des mesures bien plus invasives. Ces cas font l’objet de notes ou de rapports spécifiques.

Par exemple, une militante des droits de l’Homme qui, entre 2017 et 2018, dénonce devant l’ONU à Genève les atteintes aux libertés et aux droits fondamentaux aux EAU. A la même période, elle sera suivie et photographiée à son insu toute une matinée dans une ville romande. L’extérieur de son domicile sera aussi pris en photo. "Je ne suis pas étonné de l’agissement de cet Etat, connu pour son acharnement contre les défenseurs des droits de l’Homme", a-t-elle réagi par email. "Je suis plutôt inquiète que cela puisse se produire sur le territoire d’un Etat de droit comme la Suisse et avec une telle impunité."

Il y a aussi le cas d'un avocat, décrit par Alp Services comme étant le "défenseur des Frères musulmans en Suisse". Son logement est photographié et ses activités associatives et commerciales disséquées par le personnel de Alp Services. Ou un autre homme de loi à Genève, dont le relevé des appels finira entre les mains de l’entreprise genevoise et donc d’Abu Dhabi. Aucun des deux n’a souhaité réagir.

… à la campagne de désinformation

Mais Alp Services ne s’arrête pas là. Dans de nombreux pays européens, elle lance des campagnes de désinformation tous azimuts. Le mode opératoire est toujours le même: Alp Services écrit des articles de blog mélangeant le vrai du faux, envoie des informations biaisées à des journalistes, et modifie des pages Wikipédia ou influence des résultats de recherche sur Google. L’entreprise avance que telle personne ou telle organisation est soit proche des Frères musulmans, soit liée à des terroristes, soit financée par le Qatar, ou tout à la fois.

C’est ce qui est arrivé à l’homme d’affaires Hazim Nada. Le magazine américain New Yorker s’en est récemment fait l’écho. Alp Services a jeté le doute sur les objectifs de son entreprise Lord Energy, établie à Lugano dans le canton du Tessin. Cette société a aujourd’hui fait faillite.

Toujours en Suisse, Nicolas Blancho, le président du Conseil central islamique, a lui aussi été visé par une campagne de dénigrement, le présentant comme un dangereux extrémiste, proche du pouvoir qatari. Si Nicolas Blancho a certes été condamné par la justice fédérale pour propagande en faveur d’Al-Qaïda, ce dernier rejette vigoureusement les raccourcis diffusés par Alp Services: "Il est évidemment préoccupant et problématique qu'une entreprise collecte, divulgue des informations et tente d'initier des campagnes de diffamation pour le compte d'un État étranger sous couvert de ses activités commerciales".

>> Lire aussi : Des peines plus légères pour deux membres du Conseil central islamique suisse

Ailleurs en Europe, Islamic Relief Worldwide (IRW), organisation humanitaire de confession musulmane, a elle aussi fait l’objet d’une campagne de désinformation. "Le principal impact de ces allégations sans fondement a été de retarder ou de perturber l'aide humanitaire vitale pour certaines des personnes les plus vulnérables du monde", a réagi le service de presse d’IRW. Comme on peut le voir dans de nombreux e-mails et rapports, Alp Services se vantera plus d’une fois auprès de l’agent émirati Mohammed d’avoir anéanti des réputations et compliqué la situation financière de certaines de ses cibles.

Silence d'Alp Services et d’Abu Dhabi

Difficile de savoir si les EAU paient encore Alp Services pour de telles opérations d’influence. Contacté, le directeur d'Alp Services a refusé de répondre à l’ensemble de nos questions. Ses avocats à Genève parlent de documents volés et en partie falsifiés.

"La plupart des faits qui constituent les prémisses de vos questions reposent sur des postulats erronés et/ou d’invraisemblables élucubrations", relèvent-ils encore dans un courrier envoyé le 4 juillet dernier. Les Emirats arabes unis se sont quant à eux murés dans le silence.

Comme elles nous l’ont confié, certaines victimes de cette opération envisagent de saisir la justice, notamment en France. Interrogé sur les activités d'Alp Services pour le compte des Emirats arabes unis, le Ministère public de la Confédération s’est refusé à faire tout commentaire.

Quant au Département fédéral des affaires étrangères, responsable de la surveillance des entreprises de sécurité privée établies en Suisse, il indique que jusqu’à présent il n’a reçu "aucune déclaration [ndlr, d’une entreprise] où un Etat étranger était le mandant ou le destinataire final".

*prénom d’emprunt

Marc Menichini/fgn avec l’EIC (notamment Mediapart, Der Spiegel, Le Soir, De Standaard, NRC) et Heidi.News/RSI/Domani/Daraj Media

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Intérêt public prépondérant

Les données d’Alp Services en possession du consortium de médias European Investigative Collaborations (EIC) dont la RTS est membre ont très vraisemblablement été volées par des hackers dont l’identité et les intentions nous sont inconnues.

Via différents intermédiaires, ces données ont été transmises à plusieurs médias. Parmi ceux-ci, Mediapart qui a décidé de les partager au sein de l’EIC.

Après la vérification de l’authenticité des données obtenues, la RTS a décidé d’exploiter ce matériau en vertu d’un intérêt public prépondérant. Il est en effet dans l’intérêt général du public de connaître le nom et les activités d’une entreprise établie en Suisse, mandatée par un Etat étranger pour collecter, à leur insu, des données et influencer la vie de citoyens et/ou de résidents sur sol helvétique.