C'est une histoire inédite qui remonte aujourd'hui à la surface à Genève. Un policier en congé a été accusé par une prostituée de l'avoir agressée et séquestrée au printemps 2018. Or, cet épisode n'a jamais fait l'objet d'une enquête, révèle le Pôle enquête de la RTS. L'affaire s'est réglée en catimini, par l'entremise d'un officier supérieur ainsi que d'un agent de la police des polices.
Les faits remontent à la nuit du 2 au 3 avril 2018. Vers 23h30, Giuseppe, un chauffeur de taxi genevois, ramène un client dans le quartier cossu de Champel (GE). Au moment de repartir, il aperçoit une silhouette qui court dans la nuit. C'est celle d'une femme en larmes qui l'appelle à l'aide.
"Elle avait peur"
"Elle avait peur", se souvient le taximan que la RTS a retrouvé. "Je l'ai tout de suite mise sous ma protection, dans la voiture. J'ai fait un virage et j'ai appelé la police. Je l'ai ensuite déposée près d'un restaurant, une fois que les forces de l'ordre sont arrivées."
Giuseppe n'a pas vu ce qui s'est passé, mais cette femme "ressemblait à quelqu'un qui avait subi quelque chose". "Elle m'a raconté avoir été agressée. Elle m'a parlé d'un viol", se remémore-t-il. "En quarante ans de vie professionnelle, c'est la première fois que j'assiste à ça."
Plaque d'immatriculation
Une fois sur place, la patrouille de police entend la jeune femme. D'origine roumaine, elle ne parle pas bien français, mais elle raconte aux agents qu'elle est prostituée et qu'elle a pris en charge un client qui l'a agressée dans sa voiture. L'homme voulait du sexe brutal, "plus physique".
Paniquée, elle a quitté le véhicule sans même que la prestation ne lui soit payée. Elle a cependant réussi à noter le numéro de plaque d'immatriculation de la voiture qu'elle fournit aussitôt aux agents. Ceux-ci vérifient. Et là, c'est la stupeur.
Policier en congé
"Il est apparu qu'il s'agissait d'un policier en congé", retrace la police genevoise sur question de la RTS. "Pour cette raison, un commissaire s'est rendu sur place et l'IGS (police des polices, ndlr) a été informée de la situation."
Quasi au même moment, le policier en congé se manifeste spontanément auprès de la patrouille, selon les informations de la RTS. L'homme, manifestement aviné, appelle les agents au téléphone et reconnaît être l'utilisateur du véhicule recherché. Mais il aurait tenté de minimiser les faits et dénigrer la travailleuse du sexe.
Confrontation nocturne
Le commissaire ordonne alors d'emmener la jeune femme, encore sous le choc, à l'un des quartiers généraux de la police, le vieil Hôtel de police (VHP), en principe fermé la nuit.
Là, la prostituée est conduite dans une salle d'attente. Elle y est rejointe par le commissaire, un membre de l'IGS, ainsi que le policier en congé, auteur présumé de l'agression, qui a fait le déplacement en pleine nuit.
Ni plainte, ni enquête
"Une querelle demeurant entre cette travailleuse du sexe et son client, ils ont tous deux pu s'expliquer et régler leur différend, sous la surveillance du commissaire de service et de l'IGS, qui ont pu vérifier qu'aucune des parties ne profitait de l'autre", explique aujourd'hui la police genevoise.
Après une demi-heure de discussions à huis clos, les trois policiers et la prostituée sortent de la pièce. La jeune femme est raccompagnée chez elle. Aucune plainte ne sera déposée. Aucune enquête ne sera ouverte, " faute de soupçons de commission d'une infraction pénale", justifie la police genevoise.
Main courante lacunaire
Ne reste de cet épisode qu'une main courante et de multiples questions. En effet, la main courante, rédigée par la police le soir des faits, est lacunaire, a pu constater la RTS. Elle ne reflète pas la réalité telle que décrite aujourd'hui par les forces de l'ordre.
L'implication d'un policier en congé, par exemple, n'y figure pas. Pas plus que la confrontation nocturne à l'Hôtel de police entre la prostituée, l'auteur présumé des faits et les deux autres policiers. A aucun moment, il n'est indiqué que la police des polices a été informée, ni qu'un de ses agents s'est déplacé cette nuit-là.
Procureur pas informé
Autre point d'interrogation: devant la sensibilité des faits et des personnes impliquées, pourquoi le procureur de permanence a-t-il été laissé dans l'ignorance ce soir-là? La procédure l'aurait pourtant exigé, comme l'explique Me Lorella Bertani, qui s'exprime de manière générale, n'ayant elle-même aucune connaissance de l'affaire.
"S'il y a un événement grave ou sérieux qui est, à Genève, définit par une directive du Ministère public, il doit être immédiatement informé", rappelle l'avocate. Or, un événement sérieux est défini comme un événement "important" dans lequel est entre autres impliqué "un fonctionnaire titulaire de la force publique, notamment un policier ou un gardien de prison", selon la directive du procureur général.
Absence de procès-verbaux
Question supplémentaire: pourquoi la police des polices n'a-t-elle pas ouvert une enquête, sachant qu'un agent de police était impliqué dans une affaire de mœurs? Et pourquoi cette confrontation en pleine nuit, juste après les faits, n'a-t-elle pas fait l'objet d'un procès-verbal?
A ces questions, la police genevoise répond: "Cet événement concerne un policier en congé, lequel ne s'est, de surcroît, pas présenté comme tel. Il ne s'est pas déroulé dans des locaux de police. Cette affaire est donc strictement privée. Ainsi, une main courante a été établie, comme le veut la procédure, mais l'identité du policier a été anonymisée pour des motifs de protection de la personnalité du collaborateur."
Exemplarité "en tout temps"
A Genève, pourtant, le personnel de police doit "en tout temps" se montrer exemplaire. C'est ce que prévoit la loi sur la police (LPol), entrée en vigueur en 2016.
Cela signifie que même dans leur cadre privé, les agents se doivent de donner "l'exemple de l'honneur, de l'impartialité, de la dignité et du respect des personnes et des biens". A défaut, ils s'exposent à des sanctions.
Jamais entendu jusqu'à présent
Cinq ans après les faits, Giuseppe continue à sillonner les rues de la cité de Calvin au volant de son taxi. Il n'a jamais été contacté ou convoqué par une autorité pour témoigner de ce qu'il avait vu ou entendu ce soir-là.
La prostituée, que la RTS a cherché à retrouver, a quitté la Suisse, atteste Aspasie, l'Association genevoise pour la défense des droits des travailleuses et des travailleurs du sexe (voir encadré). De son côté, le policier incriminé, qui n'a pas répondu aux sollicitations de la RTS, travaille toujours à Genève. Il a même reçu une promotion. Il occupe désormais un poste à responsabilité dans le canton.
Raphaël Leroy, Pôle enquête RTS
La prostituée s’était confiée à son association professionnelle
La prostituée, qui accuse un policier en congé de l'avoir agressée il y a cinq ans, s'était confiée à Aspasie quelques heures seulement après les événements.
"Elle nous avait parlé de cette histoire dès le lendemain des faits", se souvient la coordinatrice de l'association de défense des travailleuses et des travailleurs du sexe, Pénélope Giacardy. "Elle était très choquée et avait indiqué avoir été victime d'une séquestration et d’une agression dans la voiture d'un client", poursuit-elle. "Elle ne se sentait pas de retravailler dans l'immédiat."
Certaines ex-collègues de la prostituée, que la RTS a réussi à retrouver, se rappellent elles aussi parfaitement de cet épisode. Elle leur avait confessé la même histoire qu'à Aspasie. "Elle nous avait parlé d’un client violent qui connaissait très bien la police", se remémorent-elles.
Cinq ans après, ces travailleuses du sexe se souviennent de leur ancienne collègue comme une femme cassée, incapable de travailler.