"Ils ont tenté d'acheter mon silence", accuse la prostituée agressée par un policier genevois
Nous l'appellerons Roxane. Elle ne souhaite pas montrer son visage, ni dévoiler sa voix, tenant à son anonymat. Cette prostituée d'origine roumaine dit avoir vécu l'enfer à Genève, un soir d'avril 2018. Revenir sur ces événements est encore douloureux pour elle. Mais la jeune femme a accepté de se confier au Pôle enquête de la RTS, qui a réussi à la retrouver cinq ans après son départ précipité de la Suisse. L'entretien a duré plus d'une heure au téléphone.
Dans la nuit du 2 au 3 avril 2018 dans le quartier de Champel à Genève, cette travailleuse du sexe dit avoir été agressée sexuellement et séquestrée par un policier en congé dans sa voiture. Or, aucune enquête n'a été ouverte. Aucune plainte n'a été déposée. Cette affaire de moeurs s'est réglée en catimini, par l'entremise d'un officier supérieur et d'un agent de la police des polices (IGS).
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Il se présente comme policier
"Cet homme m'a violée et m'a gardée dans sa voiture. Si je ne m'étais pas enfuie, il aurait mis fin à ma vie." Pour la première fois, Roxane consent à raconter sa soirée. Tout commence vers 22h ou 23h. "Un homme vient me voir et me propose de l'accompagner faire l'amour", se rappelle-t-elle. Après avoir discuté du prix dans le véhicule, "il a cherché un endroit discret avec peu de lumière."
"Là, j'ai commencé à me sentir mal. Je lui ai répété que nous étions trop loin", poursuit-elle. "Dès qu'il a garé la voiture, il a bloqué ma porte, il a sorti son badge et m'a dit qu'il était policier. Je devais désormais, selon lui, faire ce qu'il voulait, sinon il me renverrait dans mon pays. J'ai commencé à pleurer, à crier. Je lui ai demandé pourquoi il faisait cela. Pour moi, c'était une question de vie ou de mort à ce moment-là."
Un récit qui contrevient aux déclarations officielles de la police genevoise selon lesquelles "le client potentiel n'a absolument pas fait état de sa profession lors de ses échanges avec la travailleuse du sexe" et que, par conséquent, il s'agissait d'une affaire strictement privée.
Tenté d'enlever le préservatif
Avec pudeur et quelques larmes, Roxane se remémore une soirée qui a rapidement dégénéré: les coups, la peur, les sévices. Et l'odeur d'alcool qui émanait du client. "Il essayait d'enlever mon pantalon, il me touchait, touchait mes seins, il a baissé son pantalon et m'a poussé. Je me sentais honteuse. Il m'a forcée à me mettre en place. Il aimait me mettre des rossées sur les fesses, comme une sorte de sadomasochiste."
La travailleuse du sexe se rappelle aussi d'un événement bien particulier. "Il a tenté de retirer son préservatif. Il disait ne pas aimer le préservatif, que cela le gênait. Il a affirmé que si nous le faisions quand même, il ne jouirait pas à l'intérieur, que ce n'était pas grave."
Arrive à s'échapper
Elle raconte qu'il lui a ensuite attrapée par le cou "comme pour me tuer". "J'étais là à essayer de me défendre, et après peut-être 15 ou 20 minutes, je l'ai frappé sur ses parties intimes. Je ne sais pas comment j'ai pu le faire, comment j'ai pu conserver cette force en moi."
Roxane s'extirpe comme elle peut de la voiture, à moitié déshabillée. Elle court et appelle un taxi à l'aide. Ce dernier la recueille et compose le numéro d'urgence de la police. Une patrouille arrive peu après. La prostituée raconte tout à l'un des agents.
Changement d'attitude
"Je lui ai dit que cet homme m'avait violée, qu'il m'a retenue dans sa voiture contre ma volonté, qu'il m'a attaquée, qu'il m'a tout fait", se souvient Roxane. "J'avais honte de raconter tout ça. Mais la police a été très bienveillante avec moi."
Sur le moment, il est question d'appeler une ambulance jusqu'à ce que les agents découvrent que l'agresseur présumé est un de leur collègue. "Quand j'ai donné le numéro de plaque de la voiture, leur comportement a changé et l'ambulance n'était désormais plus d'actualité. Ils ont commencé à chuchoter entre eux", se rappelle-t-elle.
Aller porter plainte
Une voiture banalisée arrive avec un commissaire à son bord. L'officier supérieur prend le relais et s'occupe de Roxane. "Il m'a alors proposé d'aller au poste de police porter plainte", précise-t-elle.
"Je lui ai dit que, bien sûr, je voulais porter plainte", s'exclame Roxane. "Mais il s'avère que ce commissaire m'a emmenée dans un poste de police, fermé la nuit."
Badge en plastique
Arrivés au vieil Hôtel de police, ils se rendent dans une salle d'attente. "Il m'a fait asseoir. Je lui ai demandé ce qui se passait avec l'homme qui m'a agressée. Il m'a demandé de me calmer en affirmant que cet homme n'était pas policier. Il m'a dit que son badge lui avait été confisqué et qu'il s'agissait en réalité d'un badge en plastique". Un agent de la police des polices se rend sur place.
Roxane reste assise pendant que le commissaire sort téléphoner. "Il est revenu en compagnie de mon agresseur", frissonne-t-elle, encore marquée. "Là, j'ai eu très peur. J'ai commencé à pleurer, à crier. J'ai dit que je rappelais la police." Le commissaire lui aurait alors tenu des propos lénifiants avant de lui soumettre un arrangement financier.
Arrangement financier
"Il m'a proposé 200 ou 500 francs que mon agresseur était prêt à m'offrir. Je ne me souviens pas de la somme d'argent qu'il m'a donnée pour tout oublier. Mais je ne voulais pas de cet argent. Je l'ai jeté par terre", s'offusque la prostituée. Le commissaire ramasse l'argent sur le sol. Il le place dans le sac de Roxane en l'invitant à l'accepter avant de tenir des propos dégradants à son endroit, selon elle. "Je me suis sentie comme une moins que rien."
L'officier lui aurait encore glissé que si elle voulait "pouvoir continuer à travailler" à Genève, elle devait se taire "et que cela valait bien 500 francs". Apeurée et désemparée, elle décide de renoncer à porter plainte. "Quel pouvoir aurais-je eu en tant qu'étrangère, seule ? Aucun, n'est-ce pas?"
"Acheter mon silence"
Cinq ans après, Roxane en est persuadée: "Ils ont tenté d'acheter mon silence. Mais pour moi, ce n'était pas important ces 200 ou 500 francs. Je m'en fichais de l'argent. Pour moi, c'est la douleur que j'ai ressentie avec cet homme qui comptait. Ce soir-là, je me suis vue mourir dans cette voiture."
La travailleuse du sexe signale aussi qu'on l'a mise devant le fait accompli cette nuit-là. "On ne m'a jamais dit que je serai confrontée à mon agresseur à l'Hôtel de police. Sinon, je n'y serais jamais allée!"
Plainte sera déposée
Le lendemain, Roxane n'arrive pas à sortir de son lit. Elle confie notamment qu'elle se sentait très mal. "Je n'arrêtais pas de pleurer. J'avais des marques sur le cou parce qu'il m'avait attrapée par là et voulait m'étouffer. Le jour suivant, je n'ai toujours pas pu sortir du lit, j'ai juste passé des coups de fil et j'ai raconté ce qui m'était arrivé. Je me suis sentie très mal et je pense que, trois ou quatre jours après, je suis rentrée dans mon pays, malgré ma vie bien établie en Suisse."
Aujourd'hui, la jeune femme souhaite saisir la justice. "Oui, je vais porter plainte. Je ne reculerai pas. Parce que quand un de mes amis m'a appelée pour me dire que mon histoire était passée aux infos, le ciel m'est en quelque sorte tombé sur la tête. La justice va enfin être rendue, vous comprenez? Je suis prête à venir sur place et affronter cet homme. Cela n'a pas d'importance que cinq années soient passées. Pour moi, c'est comme si c'était hier. Je le vis toujours. J'ai vu la mort ce soir-là."
"Décisions qui s'imposent"
Contactée par la RTS, la police genevoise ne commente pas ce récit mais précise: "Après avoir pris connaissance du reportage, Madame la Commandante Monica Bonfanti prendra, le cas échéant, les décisions qui s'imposent."
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Pour l'heure, Monica Bonfanti a chargé son adjoint, Luc Broch, de procéder à toutes les vérifications nécessaires à l'établissement des faits. Elles donneront lieu à un rapport qui sera remis à la conseillère d'Etat genevoise chargée de la police, Carole-Anne Kast. Le policier mis en cause, lui, n'a pas répondu à la RTS. Il bénéficie de la présomption d'innocence.
Raphaël Leroy, Pôle enquête RTS
Main courante maquillée
Ce que révèle Roxane, à travers son témoignage, n’est pas une nouveauté pour les protagonistes de l’affaire. Au contraire: tant les policiers sur place que le commissaire et l’agent de la police des polices (IGS), qui s’est déplacé cette nuit-là, étaient parfaitement au courant de ce qui s’est passé. Pourtant, les aspects les plus compromettants de ce dossier n’ont jamais été divulgués officiellement. Et ce n’est pas un hasard.
Selon les renseignements de la RTS, la main courante, censée relater les faits, a été maquillée ce soir-là. C’est pourquoi elle est encore aujourd’hui lacunaire. Le policier qui l’a rédigée a été contraint de supprimer les passages les plus sensibles de l’histoire.
Ainsi, les épisodes de violence sur Roxane, les volées de coups sur les fesses ou les velléités sadomasochistes du policier mis en cause ont été volontairement supprimés. Sans compter que l’implication d’un fonctionnaire de police, manifestement aviné, ainsi que la confrontation nocturne (avec ou sans arrangement financier) n’y figurent carrément pas.
Pourquoi? Sur ordre de qui? La commandante de la police genevoise Monica Bonfanti dit avoir été mis au parfum le 3 avril 2018 mais dans une teneur qui ne refléterait pas celle de la RTS. Aussi, selon les informations de la RTS, l’agent de la police des polices, présent au moment des faits, a reçu copie de la main courante incomplète cette nuit-là. La copie était toutefois accompagnée d’un compte-rendu détaillé des premières déclarations de Roxane, juste après l’agression.
Des déclarations qui, selon les renseignements de la RTS, collent parfaitement avec son témoignage aujourd’hui. Le procureur général genevois Olivier Jornot affirme avoir été informé de l’affaire dès le lendemain des faits par la police des polices. "Il lui a été indiqué qu'au vu des informations recueillies sur place, à savoir que la personne concernée contestait avoir été victime d'un viol et qu'elle n'entendait pas déposer de plainte, l'IGS avait estimé que l'ouverture d'une enquête de police ne se justifiait pas. Il en a été pris acte. »