Deux personnes jugées près de trente ans après l'homicide d'un diplomate égyptien à Genève
Près de trente ans après les faits, deux personnes doivent donc répondre d'assassinat pour l'une et de complicité d'assassinat pour l'autre, devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone.
Un procès autant de temps après les faits, c'est exceptionnel. Le Pôle enquête de la RTS revient sur cette affaire incroyable en s'appuyant sur des éléments tirés du rapport d'enquête final de la police judiciaire fédérale, un document de 166 pages jamais médiatisé à ce jour.
Que sait-on du drame?
Le 13 novembre 1995, un diplomate égyptien, 42 ans, arrivé en Suisse environ un an plutôt, et papa depuis quelques mois, est tué de six balles dans le sous-sol de son immeuble de l'avenue du Bouchet (GE). Il est passé 21h et il vient de rentrer du travail.
Malgré d'intenses recherches – la police fouillera notamment toutes les bouches d'égout dans un rayon de 500 mètres – l'arme du crime ne sera jamais retrouvée, mais les enquêteurs établiront qu'il s'agit d'un pistolet semi-automatique de marque SIG SAUER, le SIG P220 étant en 1995 le pistolet d'ordonnance de l'Armée suisse.
Un dispositif réducteur de bruit artisanal, communément appelé silencieux, est retrouvé près de la victime.
Quel rôle le silencieux joue-t-il dans l'histoire?
Un rôle essentiel, mais pas dans un premier temps. En 1995, année de l'homicide, la police genevoise met en évidence une trace digitale (empreinte) sur le silencieux, mais les comparaisons effectuées au niveau national et international ne donnent rien.
En 2003, de nouvelles recherches sur le silencieux mettent en évidence un ADN féminin ainsi que trois profils ADN masculins. Une demande de comparaison est effectuée par le biais d'Interpol, mais elle ne donne aucun résultat.
Qui mène l'enquête?
La victime ayant un statut diplomatique, l'enquête est menée par Carla Del Ponte, alors procureure générale de la Confédération. Mais en 1999, elle part à La Haye et devient procureure du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Le dossier sera alors repris par le procureur fédéral Félix Reinmann, récent candidat malheureux à la Cour des comptes genevoise.
En 2009, après avoir entrepris plusieurs actes d'instruction qui n'ont rien donné, Félix Reinmann suspend la procédure. Pour dire les choses différemment, le dossier est mis dans un tiroir, mais il est prêt à être ressorti en cas d'élément nouveau qui ferait avancer l'enquête.
Quelle est la piste privilégiée?
Dans son rapport d'enquête final, la police judiciaire fédérale évoque trois pistes, mais en écarte deux: la piste islamiste et la piste financière. En revanche, elle écrit que la piste étatique "retient l'attention des enquêteurs".
En résumé, la police explique qu'il semble que le diplomate travaillait également pour les Services de renseignements égyptiens et qu'une partie de son activité consistait à gérer "des comptes du président Moubarak en Suisse".
Or, lors d'un repas qui a eu lieu trois jours avant l'homicide, le diplomate aurait évoqué la gestion de ces comptes auprès de banques suisses, et "il aurait porté de vives critiques sur le système, en évoquant aussi le président Moubarak, avant d'être sèchement rappelé à l'ordre par le vice-consul".
Dans son rapport, la police précise qu'elle n'a pas pu confirmer la présence du vice-consul, qu'elle n'a pas été en mesure de recueillir davantage d'éléments concernant cette piste, mais que cette piste retient malgré tout son attention.
Selon cette piste privilégiée, le diplomate aurait donc été tué par son pays parce qu'il en savait trop. Contactée cette semaine par la RTS, la mission d'Egypte à Genève n'a pas souhaité prendre position sur cette piste.
Pourquoi l'affaire rebondit-elle en 2018?
Suspendue en 2009, l'instruction reprend près de dix ans plus tard grâce aux avancées technologiques en matière d'identification d'empreintes digitales et palmaires.
En janvier 2018, le nouveau système de comparaison automatisée d'empreintes AFIS de l'Office fédéral de la police constate une correspondance entre l'empreinte digitale laissée sur le silencieux en 1995 et la fiche dactyloscopique d'un Italo-Ivoirien, établie en 2011 à Genève.
En juin 2018, sollicitée par le Ministère public de la Confédération, l'Ecole des sciences criminelles de Lausanne confirme une concordance entre la trace digitale prélevée sur le silencieux et le pouce gauche de l'Italo-Ivoirien.
Au cours de cette même période, le Centre universitaire romand de médecine légale établit une correspondance entre le profil ADN du suspect et le profil ADN d'une trace provenant du silencieux. Tous ces constats conduisent à l'arrestation du suspect en octobre 2018.
Mais la police ne compte pas s'arrêter en si bon chemin. Elle espère identifier la personne correspondant au profil ADN féminin mis en évidence sur le silencieux. Elle s'intéresse alors à trois femmes ayant fréquenté le suspect à l'époque des faits, à savoir son ex-femme et deux anciennes maîtresses.
Le pari se révèle gagnant: il y a une correspondance entre le profil ADN d'une ex-amante et celui mis en évidence sur plusieurs traces figurant sur le silencieux. Cette femme est également arrêtée.
Que reproche le Parquet aux deux prévenus?
Le Ministère public de la Confédération poursuit celui qui est surnommé Momo ou Big Momo pour assassinat. Dans l'acte d'accusation rédigé par le procureur Marco Renna, il est écrit que l'Italo-Ivoirien a tué le diplomate "à la demande d'une ou de plusieurs personnes non identifiées et contre une rémunération indéterminée".
Le procureur laisse donc entendre que Momo a fait office du tueur à gages. Pour le compte des Services de renseignements égyptiens? Le procureur fédéral n'évoque aucun commanditaire présumé dans son renvoi en jugement.
L'ancienne amie intime de Momo, elle, est poursuivie pour complicité d'assassinat. Aux yeux du Parquet fédéral, elle l'a aidé à fabriquer le silencieux en sachant qu'il serait utilisé pour commettre un homicide.
Quelle est la position des deux accusés?
Défendus par Mes Philippe Girod (avocat de Momo) et Romanos Skandamis (avocat de l'ancienne amante), ils contestent avoir joué un quelconque rôle dans l'homicide. Pour ce qui est de la présence de leur ADN sur le silencieux, ils ne se l'expliquent pas et contestent également avoir fabriqué cet engin.
Arrêté en octobre 2018 puis placé en détention provisoire, Momo a été libéré en octobre 2020 sur ordre du Tribunal fédéral. Le TF estimait alors que les soupçons à son encontre figurant au dossier ne suffisaient alors plus pour justifier son maintien en détention provisoire.
Mais l'Italo-Ivoirien a été arrêté une nouvelle fois en décembre 2021 pour une affaire de viols. Il n'a plus quitté la prison depuis lors. Il est donc notamment jugé pour assassinat et viols et risque l'internement.
Arrêtée en novembre 2018, son ancienne amie a été placée en détention provisoire pendant un peu plus d'un mois. Elle se présente libre au procès, mais elle risque, elle aussi, gros si les juges retiennent la coactivité d'assassinat et non "simplement" la complicité d'assassinat.
Le procès devrait se terminer le 19 décembre et le jugement être rendu le 27 janvier 2025.
Fabiano Citroni
Momo: "Je suis abasourdi, je n'ai rien à voir avec tout ça"
Arrêté le 30 octobre 2018, Momo, le présumé assassin, a été entendu ce jour-là par la police judiciaire fédérale puis par le Ministère public de la Confédération. Au cours de ces deux auditions dont le Pôle enquête de la RTS a pris connaissance, il a contesté toute implication dans l'homicide.
D'abord interrogé sur sa situation personnelle, Momo explique être né en Côte d'Ivoire et être arrivé en Suisse à l'âge de 15 ans. Il multiplie alors les petits boulots: serveur, agent de sécurité, veilleur de nuit et mécanicien.
A l'époque de son arrestation, il a un garage depuis environ deux ans et "répare, achète et vend des voitures".
Interrogé sur ses antécédents judiciaires, il répond que sa dernière affaire "concerne une affaire de recel d'or", qu'il est "connu pour des vols de voiture", mais aussi qu'il a été condamné "pour une affaire d'escroquerie à l'assurance" à Lausanne. "Le principal problème est que je côtoie des gens peu fréquentables", dit-il devant les policiers.
Concernant les soupçons d'homicide, il est catégorique. "Je suis abasourdi. Je ne connais pas cette personne. Je n'ai rien à voir avec tout cela. Ce nom ne me dit rien. Je ne connais aucun diplomate", affirme-t-il.
Il assure qu'à l'époque des faits, il n'avait aucun contact avec des personnes de la mission d'Egypte à Genève. D'ailleurs, il n'a qu'"un seul copain égyptien qui travaille dans une station Tamoil, mais je ne le connaissais pas à l'époque".
Lorsque les enquêteurs lui présentent une photo du silencieux et lui annoncent qu'il y a son empreinte, mais aussi son ADN dessus, il ne s'explique pas comment c'est possible. "Je n'ai jamais vu cet objet [...] Je n'ai jamais manipulé une chose pareille, je suis formel [...] Tout ceci me paraît impossible. Je ne peux pas expliquer comment mon ADN et mon empreinte ont pu se retrouver sur cet objet."
Relancé par les enquêteurs, il se demande s'il n'a pas fabriqué "cet objet dans le but de m'en servir de jeu pour mon chat [...] C'est la seule explication qui me semble crédible, mais je n'en ai pas le souvenir et ça me paraît tout de même étrange".
En dates
13 novembre 1995 Un diplomate égyptien est abattu de six balles dans son immeuble, à Genève.
11 décembre 2009 Le Ministère public de la Confédération, qui a entrepris plusieurs actes d'instruction qui n'ont rien donné, suspend la procédure.
25 janvier 2018 Le système de comparaison automatisée d'empreintes digitales de l'Office fédéral de la police établit une correspondance entre une trace digitale mise en évidence sur le silencieux retrouvé près de la victime en 1995 et la fiche dactyloscopique d'un homme (Momo). L'instruction est reprise.
30 octobre 2018 Momo est arrêté et placé en détention provisoire.
14 novembre 2018 Une ancienne maîtresse de Momo est arrêtée à son tour. Son ADN a été retrouvé sur le silencieux. Elle effectuera un peu plus d'un mois de détention provisoire.
18 mai 2020 Le Tribunal fédéral ordonne la libération immédiate de Momo, les soupçons ne suffisant plus pour justifier son maintien en détention provisoire.
17 décembre 2021 Momo est de nouveau arrêté en raison de faits de viols dénoncés par une de ses anciennes compagnes. Il n'est plus sorti de prison depuis lors.
2 décembre 2024 Début du procès devant le Tribunal pénal fédéral à Bellinzone.