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Enquête sur les pratiques douteuses d’un gynécologue genevois

Médecins sur Google : La vérité derrière les étoiles
Médecins sur Google : La vérité derrière les étoiles / Vraiment / 29 min. / le 13 septembre 2024
Un médecin genevois qui récolte des avis élogieux mais aussi une litanie d’avis négatifs: Vraiment a démêlé le vrai du faux. Une enquête difficile qui révèle à la fin des pratiques pour le moins troublantes et l'implication inattendue de personnalités politiques de premier plan.

Le gynécologue au cœur de cette affaire consulte à Genève depuis de nombreuses années. Sa réputation est sulfureuse: plusieurs de ses pairs le jugent peu recommandable. Les avis Google sur son cabinet, s'ils contiennent certes des commentaires positifs, affichent également toute une série d'avis indignés: "Il faut fuir ce cabinet!" "Médecin à éviter incompétent et douteux".

Entre 2016 et 2019, le médecin est visé par sept dénonciations de patientes, déposées auprès de la Commission de surveillance des professions de la santé et des droits des patients du canton de Genève (CSPSDP). Les plaignantes pointent des examens trop nombreux et superflus, ainsi que des traitements inappropriés. Certaines évoquent des "factures à n'en plus finir".

Il fait peur aux gens pour les facturer. (...) C'est un abus de faiblesse sur les femmes

Maud Exerti Caparelli

C'est le cas de Maud Exerti Caparelli qui a consulté ce gynécologue en urgence pour une infection urinaire. Lorsqu'il lui donne les résultats de sa prise de sang, le praticien lui indique que son cas se révèle plus grave qu'une infection urinaire, que d'autres examens sont nécessaires et qu'elle devra revenir consulter. Pour elle, "il fait peur aux gens pour les facturer."

La patiente décide d'avoir un double avis et retourne voir son gynécologue habituel. Il lit ses analyses bien différemment: pour lui, c'est une simple infection urinaire. "Je trouve que faire ça, c'est un abus de faiblesse sur les femmes. Aller chez un gynéco, ce n'est pas ce que l'on préfère faire dans la vie, on se met à nu en tant que femmes, autant physiquement que psychologiquement."

Choquée par ce gynécologue, Maud Exerti Caparelli décide de porter plainte auprès de la CSPSDP. L'avocat du gynécologue dénonce une cabale initiée par d'autres médecins qui en voudrait à sa réputation, mais n'a pas donné suite à nos questions malgré de nombreuses relances. Il explique être lié par le secret professionnel et ne pas pouvoir invoquer les cas particuliers de patientes.

Mais, de manière générale, il conteste les faits reprochés. Il a par ailleurs déposé une requête urgente auprès du Tribunal de première instance à Genève pour faire interdire la diffusion de notre enquête. Mais le juge a rejeté cette demande de mesures dites "superprovisionnelles", octroyant de facto à la RTS le droit de la diffuser.

Déjà épinglé par plusieurs assureurs

Le gynécologue genevois est accusé de surfacturation, une pratique aussi appelée polypragmasie. La RTS a contacté plusieurs compagnies d'assurances. Trois ont affirmé avoir ce médecin dans le radar depuis plusieurs années. Un remboursement de plusieurs centaines de milliers de francs lui a déjà été imposé pour la période 2015-2017.

Mais selon un témoignage recueilli anonymement par la RTS, la pratique perdurerait. Ce que le médecin conteste également. Pour éviter de voir sa réputation descendre sur internet, le médecin n'aurait pas hésité à appeler directement des patientes mécontentes pour proposer de rembourser leur facture en échange d'un retrait de leur avis négatif sur les moteurs de recherche.

Retrait du droit de pratiquer

Après une longue instruction, la CSPSDP, constituée de professionnels de la santé, rend un préavis en mai 2021. Elle recommande une sanction forte, dénonçant des examens disproportionnés et infondés ainsi qu'une violation du devoir d'agir avec soin et diligence. Tout cela sans exclure un "intérêt économique" de la part du gynécologue.

Par arrêté du 5 juillet 2021, le Département de la sécurité, de la population et de la santé (DSPS), alors dirigé par Mauro Poggia, suit la CSPSDP et prononce à l'encontre du médecin un retrait du droit de pratiquer pour une durée de trois mois, ainsi qu'une amende de 20'000 francs.

Mais l'affaire n'en reste pas là. Le gynécologue et son avocat déposent un recours. Dans l'arrêt du 23 août 2022, la chambre administrative de la Cour de justice l'admet partiellement: l'amende est annulée, mais l'interdiction temporaire de pratiquer est maintenue. Les recourants attaquent alors cette décision, cette fois devant le Tribunal fédéral (TF). Le 20 juin 2023, le TF se prononce: le retrait du droit de pratiquer pour une durée de trois mois est confirmé. Selon l'instance fédérale, la sanction est proportionnée. Mais le gynécologue ne va jamais effectuer cette peine.

Pierre Maudet chamboule tout

L'intervention de Pierre Maudet va changer le cours des événements. Le 19 juin 2023, soit un jour avant l'arrêt du TF, le Département de la santé et des mobilités (DSM) reçoit un courrier du gynécologue, demandant au Département de reconsidérer sa sanction en raison de faits nouveaux. Le docteur et son avocat dénoncent une procédure "gravement viciée". Selon eux, une incertitude existe quant à la récusation effective d'un membre de la CSPSDP lors de l'instruction de la cause. Ils pointent par ailleurs des dysfonctionnements de la CSPSDP et une "influence potentielle de tiers hostiles" au gynécologue dans la procédure. Des griefs similaires ont pourtant été balayés, tant par la justice genevoise que par le TF.

Malgré tout, dans son arrêté du 20 octobre 2023, le DSM, sur signature du conseiller d'Etat Pierre Maudet, entre en matière sur la demande de reconsidération. L'interdiction de pratiquer d'une durée de trois mois est annulée. A la place, le DSM inflige une amende de 20'000 francs (soit le montant maximum prévu par la loi). Contactés, plusieurs médecins confirment que cette amende est une mesure disciplinaire bien moins sévère qu'un retrait du droit de pratiquer de trois mois.

Il se peut que dans une procédure, il y ait des éléments nouveaux qui apparaissent et qui amènent à reconsidérer

Pierre Maudet, conseiller d'Etat à Genève

Dans son arrêté, le DSM ne détaille pas les faits nouveaux qui justifient une telle décision, mais indique simplement: "Après appréciation de la situation dans son ensemble, le Département estime qu'un retrait de trois mois de l'autorisation de pratiquer du médecin n'est pas une sanction proportionnée." La gravité des faits n'est par ailleurs pas contestée par cet arrêté dans lequel on peut lire que "les manquements doivent être qualifiés de graves" et "qu'il y a lieu d'infliger au médecin une sanction sévère".

Interviewé dans l'émission Vraiment, Pierre Maudet refuse de préciser les faits nouveaux qui l'auraient poussé à cette décision. Il indique ne pas pouvoir s'exprimer sur des cas particuliers pour des "raisons évidentes liées au secret de fonction".

"À mon arrivée, il y a environ un an, à l'été 2023, j'ai hérité de toute une série de dossiers en suspens (...) Je dois traiter ces dossiers quand ils m'arrivent. C'est de ma compétence et je ne veux pas me dérober. Et il se peut que dans une procédure, il y ait des éléments nouveaux qui apparaissent et qui amènent à reconsidérer", ajoute-t-il. Mais sur cet arrêté, "transmis sur la base de violation du secret de fonction" selon lui, il refuse d'en dire davantage: "Cet arrêté n'est pas public, je ne peux pas m'étendre dessus, il faut considérer cette réponse comme définitive", conclut-il.

Mauro Poggia: "Les portes ouvertes à tous les abus"

Pierre Maudet avait-il vraiment le droit de revoir cette décision? Selon la loi sur la procédure administrative (LPA), les demandes de reconsidération sont recevables lorsqu'un motif de révision existe, notamment lorsque des faits nouveaux, que le recourant ne pouvait connaître ou invoquer dans la procédure précédente, sont présentés.

Or, les faits nouveaux ne sont pas détaillés dans l'arrêt du DSM. Une pratique rare qui interpelle Mauro Poggia, à l'origine de la première sanction: "On ne peut pas en tant qu'autorité, sur la base d'un dossier identique, en invoquant des faits nouveaux dont on n'explicite pas le contenu, venir modifier une décision. De surcroît lorsque cette décision a été confirmée en ce qui concerne la matérialité des faits, à la fois par une autorité cantonale de recours et par le Tribunal fédéral. À ce moment-là, les portes sont ouvertes à tous les abus.".

Guillaume Martinez, Camille Rivollet, Cécile Tran-Tien

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