Sciée en deux, la plaque de l'abbé Pierre, sur la vigne à Farinet, à Saillon (VS), laisse deviner le désarroi de ceux qui furent ses amis autrefois. L'association de la Vigne de Farinet assume pleinement cet acte, décidé après les révélations sur les accusations de violences sexuelles à l'encontre du célèbre religieux.
Sept semaines après les premières annonces, l'abbé Pierre, mort en 2007 à l'âge de 94 ans, est visé par 17 nouveaux témoignages l'accusant de violences sexuelles sur une période allant des années 1950 aux années 2000.
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"Cette brisure marque ce qui s'est passé dans bien des cœurs des Suisses et d'autres personnes. Il y a quelque chose qui s'est brisé. Il y a une figure emblématique qui est tombée de son piédestal", explique le coprésident de l'Association de la Vigne à Farinet, dimanche dans le 19h30 de la RTS.
Client du quartier chaud des Pâquis
En Suisse, bien avant ces accusations d'agressions, la vie sexuelle de l'abbé Pierre avait déjà défrayé la chronique. Lors de ses nombreux séjours à Genève, le religieux logeait dans un établissement situé à deux pas du quartier chaud des Pâquis, l'hôtel International & Terminus. Il a fréquenté à l'époque la maison close d'une célèbre prostituée de la place: Grisélidis Real. Cette dernière l'a révélé publiquement en direct à la télévision, le 15 mai 1990, dans l'émission Ciel, mon mardi! sur TF1.
La patronne nous avait dit: venez regarder par le trou de serrure de la salle de bains, il y a quelqu'un qui attend son tour (...) C'était un abbé, c'était l'abbé Pierre et je l'ai vu
Elle voulait mettre le clergé face à ses responsabilités. "La patronne nous avait dit: venez regarder par le trou de serrure de la salle de bains, il y a quelqu'un qui attend son tour. C'était quelqu'un d'extraordinaire, qui a fait beaucoup de bien à l'humanité. Jamais j'en ai parlé, mais aujourd'hui, je ne peux plus me taire. C'était un abbé, c'était l'abbé Pierre et je l'ai vu", a affirmé Grisélidis Réal devant un Christophe Dechavanne médusé.
Selon son fils, un travailleur social qui a œuvré pour défendre les victimes d'abus, ce témoignage lui a coûté extrêmement cher. "A la suite de cette émission, elle m'a dit, si c'était à refaire, je ne suis pas sûr que je le referais. Parce que les réactions ont été très violentes. On lui a craché à la figure dans la rue. Elle a reçu beaucoup de lettres d'insultes et de menaces", détaille Igor Schimek.
Liaison avec une femme à Genève
Ces révélations sont restées sans suite. L'abbé Pierre, Henri Grouès de son vrai nom, a poursuivi ses allées et venues à Genève. Le Pôle enquête de la RTS a pu déterminer qu'il entretenait une liaison avec une femme de la communauté. Cette dernière l'accompagnait, en secret, lors de certains de ses déplacements.
L'abbé rencontrait d'autres femmes dans le même temps. Une personne qui l'a côtoyé à Genève a expliqué à la RTS qu'il avait pour habitude de mettre en garde celles qui l'approchaient, redoutant de potentiels dérapages.
Contactée par la RTS, la communauté des chiffonniers d'Emmaüs Genève conteste avoir eu connaissance de ces faits. Toutefois, son président annonce qu'il va demander la semaine prochaine à son comité que soit retirée toute référence à l'abbé Pierre.
Emmaüs international, la maison mère, a depuis juillet mandaté un cabinet spécialisé pour traiter les accusations d'agressions sexuelles visant l'abbé Pierre. A ce jour, deux personnes se sont annoncées pour des faits s'étant produits en Suisse.
Claude-Olivier Volluz, Pôle enquête RTS
François Mollard: "J'ai personnellement enlevé tous les posters et portraits de l'abbé Pierre"
Interrogé lundi dans La Matinale, François Mollard, président de la Fédération Emmaüs Suisse, a exprimé sa consternation face à ces nouvelles révélations. "J'ai personnellement enlevé tous les posters et les portraits de l'abbé Pierre dans les bureaux de la fédération Emmaüs suisse à Berne", confie-t-il. Il s'interroge également sur la connaissance de ces faits par la hiérarchie d'Emmaüs International. "Si c'était le cas, cela révèle un dysfonctionnement majeur dans les structures de l'organisation".
Une rencontre internationale du mouvement Emmaüs se tient cette semaine à Poitiers, en France, où ces questions seront probablement discutées. Le Vatican a confirmé avoir été informé des agissements de l'abbé Pierre au moins après sa mort en 2007.
Emmaüs Suisse ne mènera pas d'enquête indépendante, mais se repose sur une plateforme spécialisée d'Emmaüs International pour traiter les cas de violences sexuelles, indique en outre François Mollard. Un numéro de contact est également disponible pour les victimes
Les victimes avaient "un conflit de loyauté entre la cause et un devoir de vérité"
Laetitia Cherel, journaliste à la cellule investigation de Radio France, invitée dimanche dans le 19h30 de la RTS, affirme qu'elle a très rarement vu une enquête aussi difficile à mener. Pourtant, elle a longtemps travaillé sur des enquêtes de violences sexuelles.
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"Il y a sept ans déjà, j'avais été informée que des personnes chez Emmaüs avaient été victimes d'agressions sexuelles de la part de l'abbé Pierre. Cependant, je n'ai pas réussi à les convaincre de parler. Habituellement, au bout d’un certain temps, les victimes comprennent l'intérêt de témoigner pour elles-mêmes et pour les autres victimes. Mais cette fois, je n'ai même pas réussi à ce qu'elles acceptent de me contacter", explique-t-elle.
Selon la journaliste, il existait un conflit de loyauté pour les victimes entre leur dévouement à la cause de l'aide aux plus démunis, inspirée par l'abbé Pierre, et leur devoir de vérité.
Elle souligne également que peu de temps avant sa mort, l'abbé Pierre ne se cachait pas d'avoir rompu son vœu de chasteté: "C'étaient des questions qui le taraudaient, il en parlait souvent".
Son enquête l'a conduite en Suisse, où l'abbé Pierre a été interné en 1957-1958 dans une clinique psychiatrique de Prangins (VD). Officiellement, il aurait été opéré pour des raisons de santé, mais en réalité, il a subi un traitement intensif comprenant des cures de médicaments et de sommeil. Ce type de traitement était courant à l'époque pour neutraliser les prêtres déviants, habituellement suivi d’une retraite dans des monastères.