Jusqu'à présent, le Ministère public de la Confédération (MPC) a toujours été très discret sur les conséquences judiciaires des révélations faites l'été dernier par plusieurs médias européens, dont le pôle enquête de la RTS. Une discrétion mise à mal aujourd'hui par un arrêt du Tribunal pénal fédéral (TPF).
Cette décision plutôt technique publiée ce lundi révèle que le 5 décembre dernier, le MPC a ouvert une procédure pénale contre Alp Services, une société soeur, le directeur de ses deux entités et son associée. L'enquête du MPC porte sur des soupçons d'infractions graves: espionnage et activités illégales pour un Etat étranger, comme on peut le lire dans cet arrêt du TPF.
Opération de fichage et d'influence
Au cœur de cette affaire, il y a les révélations faites l'été dernier par l'EIC dont le pôle enquête de la RTS fait partie. Plusieurs documents confidentiels obtenus par Mediapart et partagés avec l'EIC montraient comment entre 2017 et 2020, Alp Services avait fiché des centaines de personnes à travers l'Europe et en Suisse aussi, et ce pour leurs liens avérés, supposés, voire totalement imaginaires, avec la mouvance des Frères musulmans ou avec le Qatar.
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Certains profils ainsi fichés avaient aussi été visés par de violentes campagnes de dénigrement dans les médias ou sur internet. Comme la RTS l'a découvert, derrière cette opération clandestine de fichage et d'influence se cachaient les services secrets des Emirats arabes unis. Alp Services auraient touché plus de 5 millions de francs de leur part pour ce mandat émirati.
Dénonciations pénales de la Confédération
Autant d'éléments qui ont alerté le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Le 6 septembre 2023, après avoir mené ses propres investigations, il a dénoncé Alp Services au MPC. Et ce pour violation de la loi qui régit le secteur de la sécurité et du renseignement en Suisse. En effet, pour toute une série d'activités sensibles proposées à l'étranger, il faut obtenir le feu vert du DFAE. Comme par exemple, si on veut "offrir à un Etat étranger des services de renseignement en utilisant des informations non publiques et en l'absence de consentement", a expliqué un porte-parole du DFAE à la RTS.
Or, la direction d'Alp Services n'a jamais annoncé son mandat pour les Emirats arabes unis. "Depuis l'entrée en vigueur de la loi en 2015, l'entreprise ne nous a pas soumis de déclaration", a indiqué à la RTS le DFAE, tout en refusant d'en dire davantage sur ce cas précis.
Les Affaires étrangères ne sont pas les seules à avoir alerté le parquet fédéral. Le 12 septembre 2023, le Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent (MROS) va lui aussi dénoncer Alp Services au MPC. Contactée par la RTS, la police fédérale (fedpol) dont dépend le MROS ne fait aucun commentaire.
Plainte de la ministre belge de l’Environnement
A ces dénonciations pénales s'ajoutent aussi deux plaintes de victimes directes d'Alp Services et d'Abu Dhabi. L'une déposée par Zakia Khattabi, la ministre belge du Climat et de l'Environnement. L'été dernier, elle déclarait à nos confrères du Soir n'avoir "aucun lien avec les Frères musulmans, ni de près ni de loin".
Comme l'ont confirmé à la RTS ses avocats en Suisse et en Belgique, elle a porté plainte pour calomnie et diffamation le 1er octobre 2023 se disant victime d'une campagne de fichage et de calomnie publique. Même combat pour l'islamologue Tariq Ramadan, lui aussi ciblé par l'entreprise genevoise. Il l'a lui-même confirmé à la RTS; il a porté plainte en juillet dernier.
Contactés par la RTS au nom du consortium de médias EIC, les avocats d'Alp Services et de sa direction n'ont pas répondu à nos sollicitations. Leurs clients sont en l'état de cette procédure présumés innocents.
Marc Menichini/miro
Alp Services poursuivie en France et aux Etats Unis
Les ennuis judiciaires d'Alp Services ne se limitent pas à la Suisse. Comme le révèle ce lundi l'AFP, le parquet de Paris a été saisi par deux autres victimes de l'entreprise genevoise. Rockhaya Diallo, journaliste, autrice et réalisatrice attaque Alp Services pour "collecte, traitement et divulgation illicites de données personnelles". Autre plaignant pour les mêmes délits supposés, un employé de Mediapart, fiché, lui aussi, par l'officine genevoise. Le parquet de Paris aurait ouvert une enquête préliminaire.
Aux Etats-Unis, c'est Hazim Nada, une autre cible d'Alp Services et d'Abu Dhabi qui a saisi la justice. Cet entrepreneur égyptien a décidé de poursuivre les Emirats arabes unis et tous ceux qui ont participé à la campagne de dénigrement provoquant la faillite de son entreprise, anciennement établie dans le canton du Tessin. Hazim Nada réclame 2,8 milliards de dollars à Alp Services, sa direction, un des collaborateurs de l'entreprise et à un journaliste suisse.