Un rapport épingle les policiers impliqués dans l’affaire du viol présumé d’une prostituée à Genève
Les deux agents de police genevois qui sont intervenus le soir du 2 avril 2018 à Champel (GE) pour une affaire de viol impliquant un de leurs collègues ont eu tort de classer l’affaire sans suite. C’est la conclusion principale d’un rapport de 52 pages de l’Inspection générale des services (IGS), la police des polices, qui figure dans le dossier pénal de l’affaire, auquel le Pôle enquête de la RTS a eu accès.
Désormais à la retraite, les deux hommes, qui ont été mis sur écoute pendant plusieurs mois à l’instar du policier accusé de viol (voir encadré), sont aujourd’hui poursuivis par la justice genevoise pour entrave à l’action pénale et abus d’autorité. Ils contestent ces accusations et sont présumés innocents.
>> Lire aussi : Trois policiers genevois sont poursuivis après le viol présumé d’une prostituée par un agent
Accusations de viol
C’est l’année dernière que la RTS exhume cette affaire de mœurs remontant au printemps 2018. Une prostituée, du nom d’emprunt de Roxane, se réfugie en pleurs dans un taxi, accusant son client de l’avoir violée dans sa voiture. Une patrouille est envoyée sur les lieux. Elle entend la jeune femme et découvre que le client est un policier, en congé.
Un commissaire de service est alors appelé et décide d’organiser une confrontation nocturne entre la travailleuse du sexe et son client dans l’un des quartiers généraux de la police, pourtant fermé la nuit. Un agent de la police des polices les y rejoint.
300 francs
Une transaction financière s’opère. Le policier accusé de viol paie 300 francs à la prostituée "pour la passe, le taxi et le temps perdu", selon ses termes. Celle-ci renonce à porter plainte et est raccompagnée chez elle par des gendarmes. L’agent incriminé, lui, est ramené par le commissaire à son domicile. Une main-courante édulcorée est rédigée (voir encadré). L’affaire est classée sans suite.
>> Lire aussi : "Ils ont tenté d'acheter mon silence", accuse la prostituée agressée par un policier genevois
Dans les jours qui suivent, Roxane se confie à la Brigade de lutte contre la traite d'êtres humains et la prostitution illicite (BTPI). Un rendez-vous est pris pour porter plainte, mais elle ne l’honorera jamais: elle a quitté la Suisse.
Appel tardif
Or, aux yeux des enquêteurs de l’IGS, les choses n’auraient pas dû se passer ainsi ce soir-là. Le commissaire, l’officier de police aux commandes lorsqu’il se passe quelque chose sur le terrain, a pris un certain temps avant de contacter la police des polices, compétente en cas d’implication d’un policier dans une affaire.
"Je voulais d’abord me renseigner, recueillir une première version des faits", s’est-il justifié lors d’une audience devant le procureur général, au début du mois. Ce n’est qu’une fois avoir pris la décision d’organiser une confrontation entre les protagonistes qu’il se décide à contacter le piquet de la police des polices.
Pas de discussion avec Roxane
Le commissaire n’a pas non plus pris la peine de s’entretenir directement avec Roxane, une fois arrivé sur les lieux, à Champel. Pire: il ne s’est pas renseigné "sur les motifs de l’appel au 117. Du coup, je n’ai pas pu interroger (la prostituée) sur le viol".
Ce manque de curiosité a eu de lourdes conséquences. Après une discussion détaillée avec l’un des gendarmes, le commissaire a compris qu’il s’agissait d’un "différend d’ordre financier" entre la travailleuse du sexe et le client policier, avec qui il a eu un échange téléphonique. "Le client aurait parlé de fessées et de prestation spéciale et ils ne se seraient pas mis d’accord sur le prix", a-t-il expliqué au procureur général.
Contradictions
Des propos qui intriguent les enquêteurs de l’IGS. Cette version "ne semble pas expliquer l’état dans lequel (Roxane) se trouvait lorsqu’elle a été recueillie par le chauffeur de taxi, à savoir très choquée et en larmes", signalent-ils dans leur rapport.
Il semble étonnant qu’elle puisse se mettre dans un tel état pour une simple mésentente tarifaire
L’avocat du commissaire s’en explique: "Il n’y a pas d’état de choc constaté, il n’y a pas un comportement particulièrement perturbé de la part de cette dame à ce moment-là", indique à la RTS Me Thomas Barth. "A partir de là, il essaie de régler un problème d’argent."
De son propre chef
Un autre point interroge. Celui de la confrontation nocturne dans un lieu inhabituel. Une démarche inadéquate aux yeux d’un cadre de la police des polices, entendu par les enquêteurs. Ces derniers précisent que le commissaire a "décidé seul de procéder à une confrontation".
>> Lire aussi : L'agression d'une prostituée par un policier genevois se règle en catimini
"Il n’y avait pas de malice à cette façon de procéder", réplique Me Thomas Barth. "À tout moment, on pouvait donner un cadre formel à cette entrevue. La prostituée pouvait déposer plainte, se rendre dans n’importe quel poste de police."
Séquestration pas étudiée
Difficile de savoir ce qui s’est vraiment passé durant cette "table ronde" improvisée. Outre la transaction financière, il semblerait que Roxane ait évoqué un certain nombre d’éléments factuels qui lui étaient arrivés cette nuit-là, notamment la séquestration.
La prostituée "a dit qu’elle avait pris peur car (le policier) avait fermé la portière et elle avait décidé de quitter le véhicule. Je n’ai pas approfondi ce point", a confessé le commissaire devant le procureur général.
Une seule source
Présent durant la confrontation, l’agent de la police des polices, censé mener ses propres investigations, ne s’est pas entretenu au préalable avec la travailleuse du sexe, ni avec le policier incriminé. Il s’est contenté des seules explications du commissaire lors de la séance.
Un élément que nuance aujourd’hui son avocat qui rappelle que son client a parlé à cette femme durant la confrontation. "Il lui a posé des questions, il lui a demandé si elle voulait déposer plainte pénale. Tel n’a pas été le cas. Dès lors, pour lui, il n’a pas identifié un quelconque indice pénal", assure à la RTS Me Robert Assaël.
"Sur le fond, je me suis dit qu’il s’agissait d’un policier en congé", se justifie l’agent. "J’ai analysé la situation comme un conflit avec une travailleuse du sexe comme j’ai pu en traiter des années auparavant aux Pâquis, quand il y en avait cinq par jour."
Enregistrer les auditions
Les enquêteurs de l’IGS soulignent que l’agent de la police des polices n’a "pas pris d’initiative ou la direction des premières mesures effectuées la nuit des faits". Il n’a, par exemple, pas pris le soin de faire venir un traducteur – Roxane n’étant pas de langue maternelle française –, ni de protocoler les discussions durant la confrontation. Un point qui a agité jusqu’aux supérieurs hiérarchiques de l’agent, selon le rapport d’enquête.
"La question du traducteur ne se posait pas, parce que la dame comprenait le français", conteste son avocat, Me Robert Assaël. "D’ailleurs, lors des récentes auditions, elle a clairement dit qu’elle comprenait le français, ayant passé quatre ans en France peu avant les faits."
Communication lacunaire
Enfin, la manière dont le commissaire et l’agent de la police des polices ont communiqué après coup les événements interpellent les enquêteurs. Outre la main-courante édulcorée, les deux hommes ont fait un résumé lacunaire des faits à leur hiérarchie, notamment la commandante de la police Monica Bonfanti et le procureur général Olivier Jornot.
Particulièrement, l’agent de la police des polices a reçu durant la nuit un résumé très détaillé des faits par l’un des premiers gendarmes intervenus ce soir-là. Un mail qui a disparu depuis, mais qui a été conservé préventivement par ce gendarme, manifestement inquiet de la tournure des événements.
Mail détaillé
Le comportement du policier accusé de viol, tel que décrit dans ce mail, "aurait dû conduire le commissaire et le policier de l’IGS à se poser un certain nombre de questions au regard de la légalité et de la déontologie policière", remarquent les enquêteurs.
Ce courriel rapporte en effet que "le policier en congé a séquestré la travailleuse du sexe dans son véhicule, la saisissant par la mâchoire et lui disait qu’elle ne partirait pas." Il est également fait mention que Roxane pensait mourir ce soir-là.
Ces seules explications auraient normalement dû suffire à conduire à l’ouverture d’une procédure pénale et à l'audition des deux parties, afin d’établir les faits
"L’affaire était terminée"
Or, l’agent de la police des polices n’en a jamais fait mention à qui que ce soit. Il prétend d’abord ne jamais l’avoir consulté, avant de concéder l’avoir lu "en vitesse". Il estime toutefois que, pour lui, "l’affaire s’était terminée la veille au soir et le récit détaillé ne faisait pas plus apparaître de délits pénaux. " Jamais il ne s’est posé la question de savoir s’il était face à des infractions poursuivies d’office, à savoir sans plainte.
Questionné sur ce point, un supérieur de la police des polices bondit. "Si j’avais eu connaissance de (ce mail), j’aurais ordonné à (l’agent) de retrouver cette prostituée, de l’entendre par écrit et ensuite de voir si elle désirait déposer plainte ou pas, puis d’auditionner (le policier en congé) pour avoir sa version des faits."
Conclusion sans appel
"Mon client a relayé absolument tout ce qu’il savait", persiste Me Robert Assaël. "En réalité, il ne savait pas grand-chose. Il savait ce que le commissaire lui avait dit, et ce que cette travailleuse du sexe a dit lors de cette réunion, en indiquant qu’elle ne voulait absolument pas déposer plainte pénale."
"Les différents protagonistes n’ont pas les mêmes informations au même moment", rappelle l’avocat du commissaire, Me Thomas Barth. "Après, on peut se refaire l’histoire en estimant que tel ou tel aurait dû faire ceci ou cela. Mais il n’empêche que chacun a agi au mieux de sa conscience."
Pas de quoi convaincre les enquêteurs de l’IGS. "Quand bien même la notion de viol ou la volonté de (Roxane) de déposer plainte auraient été écartées, comme l’avancent les policiers, les informations transmises par le (gendarme) auraient dû mener à l’ouverture d’une enquête pénale. Il aurait été judicieux de procéder dans tous les cas aux enregistrements de procès-verbaux des parties, au vu de la sensibilité de l’affaire déjà évidente au moment des faits."
Raphaël Leroy, Pôle enquête RTS
"Je me suis dit que Roxane faisait du stop"
Le policier genevois prévenu de viol, de contrainte sexuelle et de séquestration et enlèvement dit connaître Roxane. Il avait déjà eu recours à ses services quelques semaines ou mois avant la fameuse nuit d’avril 2018, a-t-il expliqué aux enquêteurs.
Pourtant, il jure avoir cru que Roxane était une autostoppeuse au moment où il l’a prise dans sa voiture, ce 2 avril 2018, précisément sur le boulevard où il avait déjà eu affaire à elle par le passé. Un lieu d’ailleurs connu pour accueillir des travailleuses du sexe à Genève.
"Elle marchait comme si elle faisait du stop", a-t-il avancé lors de son audition devant le procureur général, au début de mois. La nuit des faits, il a dit la même chose à la centrale d’alarme de la police qu’il a appelé pour se renseigner sur la façon dont les événements étaient traités par ses collègues. Cette conversation a été exhumée par les enquêteurs et diffusée durant l’audience de confrontation, il y a deux semaines. Au téléphone, on entend d’abord le policier évoquer une "moitié d’histoire de viol" avant de raconter à l’opérateur que Roxane était une "tarée", une "gonzesse qu’il a prise en stop" et qui lui a fait des avances.
Devant le procureur général, il concédera cependant que ses termes étaient maladroits et exagérés. Pour le reste, il conteste toutes les accusations avancées par la prostituée. Pour lui, il n’y a eu ni viol, ni contrainte sexuelle, ni violences ce soir-là. "Je conteste avoir donné des claques ou des coups sur le corps" de Roxane, a-t-il indiqué. "Je ne l’ai pas prise au cou. (…) Je n’ai pas cherché à enlever le préservatif", a-t-il plaidé devant Olivier Jornot. Quant à la séquestration, il la récuse également. S’il a verrouillé sa voiture, cette nuit-là, c’était pour protéger ses affaires personnelles qu’il avait posé sur son siège auto, assure-t-il. "A ce moment-là, le comportement de Roxane a changé", indique-t-il. "Elle s’est retirée, elle a ouvert la portière côté passager et elle est sortie. (…) Elle s’est mise à crier dans la rue." Une version qui ne convainc pas l’IGS qui a mené l’enquête, pointant aussi des contradictions dans la version de Roxane.
Dans son rapport final de mars dernier, l’IGS écrit: "Certains aspects des déclarations de (ce policier) interrogent, à l’instar de la cohérence de ses explications lorsqu’il dit avoir pris (Roxane) pour une autostoppeuse le soir du 2 avril 2018. Le fait que le prévenu ait dans un premier temps prétendu ne pas avoir connu cette travailleuse du sexe et ne pas avoir disposé de son numéro de téléphone avant le soir des faits, avant d’affirmer le contraire, alors que nous procédions à l’analyse de son iPhone, soulève des questionnements quant à l’élaboration et la véracité de sa version".
Contacté par la RTS, son avocat Me Gaétan Droz indique que son client "conteste fermement les faits qui lui sont reprochés et attend sereinement l’issue de l’enquête en cours". Il est présumé innocent. Les avocats de Roxane, eux, ne font pas de commentaire.
La main-courante a bien été édulcorée
C’est une autre curiosité de cette affaire: le maquillage de la main-courante de la police. Le dossier pénal confirme qu’elle a bel et bien été édulcorée le soir des faits. C’est l’agent de la police des polices, appelé cette nuit-là, qui a exigé qu’il en soit ainsi.
"Je n’ai pas fait cela pour cacher la vérité mais pour rendre (le policier incriminé) anonyme", a-t-il expliqué début novembre devant le procureur général genevois. A la suite de cette requête, le commissaire a ordonné à l’un des gendarmes intervenus sur place de lui soumettre un projet de main-courante avant publication. Ce qu’il fit. Le commissaire lui a alors demandé de "retrancher les identités et certains détails", selon le gendarme.
Ainsi, les épisodes de violence sur Roxane, les volées de coups sur les fesses ou les velléités sadomasochistes du policier mis en cause ont été supprimés. Sans compter que l’implication d’un fonctionnaire de police, la séquestration dans la voiture, la confrontation nocturne et l’intervention d’un agent de la police des polices n’y figurent carrément pas.
Pour justifier ce choix, il est fait mention d’une directive relative à la gestion des affaires sensibles. Celle-ci, qui s’applique aux cas impliquant notamment des policiers, prévoit "le caviardage des informations si nécessaire", dans le but de restreindre l’accès à des informations jugées sensibles.