Cinquante ans après le vote historique du 23 juin 1974, retour sur un siècle de question jurassienne
2 septembre 1917: Premières velléités d’indépendance
Après un bref épisode indépendant, la "République rauracienne" durant la Révolution française, le territoire du Jura est attribué à la Suisse lors du Congrès de Vienne en 1815. Il est intégré au canton de Berne. Malgré le centralisme bernois, il conserve sa culture et sa langue françaises. Mais les divergences entre le Nord catholique et le Sud protestant grandissent au cours du XIXe siècle. Le fossé aboutit à la constitution en 1917 d’un "Comité pour la création d’un canton du Jura". S'il suscite une forte réaction antiséparatiste, il s'essouffle rapidement.
9 septembre 1947: L’affaire Moeckli
Le Grand Conseil bernois refuse de confier la Direction des travaux publics et des chemins de fer au conseiller d'Etat jurassien Georges Moeckli pour des raisons de langue. Cet événement est souvent vu comme un catalyseur de la Question jurassienne: les Jurassiens sont ulcérés et les journaux se déchaînent. Une manifestation de colère réunit 2000 personnes à Delémont. Certains demandent officiellement la création d’un canton du Jura.
30 novembre 1947 : Le Mouvement séparatiste jurassien
Le Mouvement séparatiste jurassien (MSJ) est créé dans la foulée des mouvements de colère de l’affaire Moeckli. Une année après, il lance son propre hebdomadaire de propagande, le "Jura libre". A la même époque, d’autres associations ont contribué à façonner peu à peu l’identité du Jura, comme la Société jurassienne d'Emulation, Pro Jura et l'Association de défense des intérêts du Jura.
30 avril 1948 : Des revendications concrètes
Une brochure est publiée pour faire état de revendications politiques et économiques du côté jurassien. Dans sa réponse, le gouvernement bernois accepte certains points, mais refuse tout partage de souveraineté. Dans le même temps, il demande à des experts d’établir un rapport sur les relations Berne-Jura depuis 1815.
18 février 1948 : La Fête du peuple jurassien
Les autonomistes organisent leur première Fête du peuple jurassien. En même temps est publié un manifeste d’indépendance et une résolution protestant contre la lenteur du gouvernement bernois à satisfaire leurs revendications. Ce rassemblement devient annuel.
29 octobre 1950 : Le "peuple jurassien"
Bien que jugée insuffisante par beaucoup, la reconnaissance dans la Constitution bernoise du "peuple jurassien" est adoptée en votation populaire. Fin d’un processus durant lesquels les rapports se sont multipliés côté bernois et côté jurassien, le texte consacre la représentation jurassienne dans le gouvernement cantonal, le caractère officiel du français et la création d’une commission paritaire pour examiner les problèmes.
9 septembre 1951 : RJ contre UPJ
Porté par deux leaders charismatiques Roger Schaffter et Roland Béguelin, le Mouvement séparatiste jurassien se transforme en Rassemblement jurassien. Du côté probernois se crée aussi un nouveau groupement, l’Union des patriotes jurassiens (UPJ), avec l’industriel de Malleray Marc Houmard à la présidence.
5 juillet 1959 : Premier refus en votation
Sur une initiative populaire du Rassemblement jurassien, un scrutin cantonal est organisé pour évaluer les aspirations des Jurassiens sur l’idée d’un nouveau canton. Le non l’emporte à 52%, révélant un profond fossé entre les trois districts du Nord (Delémont, Ajoie, Franches-Montagnes), nettement favorables au nouveau canton, et ceux du Sud (Moutier, Courtelary, La Neuveville, Laufon), qui y sont opposés.
22 juin 1962 : Fondation du groupe Bélier
Les jeunes activistes projurassiens donnent un nom à leur mouvement, le groupe Bélier, et durcissent le ton et les actions. Oeuvrant tout d’abord surtout à la distribution de tracts, ils vont peu à peu lancer diverses opérations spectaculaires pour marquer leur opposition aux Bernois.
26 avril 1963 : L’affaire des places d’armes
L’incendie intentionnel de la ferme de Joux-Derrière aux Franches-Montagnes fait grand bruit. Cette propriété avait été rachetée par la Confédération pour en faire une place d'armes, suscitant un tollé d'oppositions. L’action est signée par le FLJ, le Front de Libération jurassien, qui est vu par beaucoup comme l’aile terroriste des autonomistes. Trois mois plus tard, le FLJ est responsable d’un autre incendie de ferme, puis attaque la succursale d'une banque bernoise à Delémont. Le projet de place d’armes aux Franches-Montagnes est finalement abandonné. Le FLJ organise encore plusieurs actions, dont l’incendie de la scierie du pro-Bernois Marc Houmard, puis ses membres sont arrêtés.
7 novembre 1963 : Le Livre blanc
Le gouvernement bernois rend un rapport, le Livre blanc, sur l’évolution des relations entre Berne et le Jura. Berne reconnaît la députation jurassienne comme interlocuteur privilégié dans le problème jurassien. Certains en profitent pour obtenir un statut d’autonomie au sein du canton de Berne, d’autres estiment que les concessions ne sont pas suffisantes et qu’il faut un nouveau canton.
30 août 1964 : Chahut aux Rangiers
Le conseiller fédéral Paul Chaudet et le ministre bernois Virgile Moine sont chahutés aux Rangiers par plusieurs milliers de manifestants séparatistes. Ils étaient venus célébrer le 50 anniversaire de la Mobilisation générale de 1914, mais la cérémonie a tourné court. Erigée dans ce lieu, la statue d’une sentinelle cristallise d’ailleurs la lutte des indépendantistes et la mainmise de Berne. Surnommé le "Fritz", elle a été renversée à plusieurs reprises avant d’être enlevée à la fin des années 80.
17 mars 1967 : Le Plan bernois
Concrétisant un changement de cap lancé depuis quelques années, le gouvernement bernois expose un programme de réformes pour l’avenir du Jura en deux phases: une analyse puis l’adoption d’une ligne de conduite. L’idée d’un plébiscite n’est plus une utopie, si les négociations autour d'un statut d'autonomie échouent.
1er mars 1970 : Le droit à l’autodétermination
Les peuples bernois et jurassien approuve un additif à la Constitution cantonale qui reconnaît le droit à l’autodétermination du peuple jurassien. Cette procédure prévoit trois plébiscites successifs en cascade, tout d’abord sur l’ensemble du territoire, puis dans les districts où la première décision serait contestée et enfin dans les communes limitrophes. Une médiation fédérale suit l’affaire de près.
4 septembre 1971 : Le Rathaus muré et rails goudronnés
Diverses actions sont menées pour mettre la pression sur le gouvernement bernois. Après avoir occupé la préfecture de Delémont et envahi la salle du Conseil national lors de l’élection à la présidence en 1968, les Béliers construisent un mur pour fermer la porte d’entrée du Rathaus de Berne. Ils manifestent également durant les Mondiaux de hockey en Suisse, investissent l’ambassade de Suisse à Paris, goudronnent les rails du tram à Berne et bloquent le poste de police de Delémont.
14 décembre 1973 : Le groupe Sanglier
Pour s’opposer aux Béliers durant la campagne pour le plébiscite prévu en 1974 et militer pour le maintien du Jura dans le canton de Berne, la jeunesse antiséparatiste forme le groupe Sanglier à Tramelan. Provocations et actions houleuses entre Béliers et Sangliers marquent les mois et années suivants. Les drapeaux bernois et jurassiens sont fréquemment barbouillés ou volés.
22 mars 1974 : Force démocratique
L’organisation antiséparatiste Force démocratique est fondée, regroupant notamment l’Union des patriotes jurassiens et le Groupe Sanglier. Elle s’oppose à toute idée de séparation du territoire jurassien. Discours et déclarations solennels se multiplient des deux côtés durant les derniers mois de la campagne. Organes communaux, associations et personnalités donnent leurs mots d’ordre.
22 juin 1974 : Une première victime
Signe de la tension qui précède le vote, des coups de feu sont tirés dans la nuit à Boncourt contre un jeune séparatiste de 23 ans qui tentait de hisser un drapeau jurassien sur le toit d’un immeuble. Maurice Wicht est grièvement blessé et il décède peu après.
23 juin 1974 : Le oui historique
Les Jurassiens disent oui à la création d’un nouveau canton lors d’un plébiscite historique. Le résultat final: 36'802 oui contre 34'057 non et 1726 bulletins blancs. Mais la division est profonde entre les districts: le oui a atteint 68% en Ajoie, 77% aux Franches-Montagnes et 79% à Delémont, alors que le non s’est monté à 77% pour Courtelary, 72% pour le Laufonnais, 66% pour La Neuveville et 57% pour Moutier. Le vote fait néanmoins date, car il assure une entrée en souveraineté pour le Jura. Le 23 juin devient la date anniversaire du canton.
16 mars 1975 : Le non du Sud
Comme prévu, un nouveau vote est organisé dans les districts qui ont dit non lors du premier vote. Le résultat qui sort des urnes est le même et les trois districts du Sud (La Neuveville, Courtelary, Moutier) restent attachés au canton de Berne. Le district de Laufon, qui avait d'abord opté pour Berne, demande lui son rattachement au demi-canton de Bâle-Campagne. La division des sept districts historiques est irrévocable.
7 septembre 1975: Moutier reste au Sud
Suite du plébiscite "en cascade": des communes limitrophes de la nouvelle frontière se prononcent une nouvelle fois. Moutier, à une faible majorité, décide de rester dans le canton de Berne, de même que Grandval, Perrefite et Rebévelier. Châtillon, Corban, Courchapoix, Courrendlin, Les Genevez, Lajoux, Rossemaison et Mervelier décident de faire partie du futur canton du Jura.
24 septembre 1978: L’adoubement national
Comme il faut changer la Constitution fédérale pour permettre l’entrée en souveraineté du nouveau canton, l’ensemble de la population suisse doit se prononcer en votation populaire. Le Conseil fédéral prône le oui. La majorité du peuple et tous les cantons reconnaissent la République et Canton du Jura comme 23e canton suisse (82,3% de oui au niveau national).
1er janvier 1979: L’entrée en souveraineté
Le canton du Jura devient officiellement indépendant, avec Delémont comme siège des autorités politiques et Porrentruy comme siège des tribunaux. Une Constitution jurassienne entre en vigueur et la Constitution bernoise est modifiée. La lutte ne s’arrête toutefois pas et de nombreux autonomistes clament qu’ils vont continuer à se battre, jusqu’à ce que les districts du Sud soient rattachés au nouveau canton.
31 janvier 1982 : Tentative de réunification
Trois ans après l’entrée en souveraineté, le Groupe Bélier lance une initiative sur le thème de la réunification. Quelques mois après, il enlève des rails sur la ligne ferroviaire Lauterbrunnen-Wengen pour dénoncer le maintien de la commune de Vellerat dans le canton de Berne, alors que la population veut rejoindre le Jura.
28 mars 1984 : Les caisses noires
Le contrôleur des finances bernoises révèle que des fonds secrets bernois, des caisses noires, ont servi à influencer les différents votes. L’affaire fait scandale, les autonomistes dénoncent une manipulation, une enquête est ouverte. La tension monte entre les gouvernements jurassien et bernois. L’affaire fait débat jusqu’au Conseil fédéral et au Parlement, mais le Tribunal fédéral décide, 7 ans plus tard, de ne pas y donner suite, à part pour un vote concernant le Laufonnais.
3 juin 1984 : Le vol de la pierre d’Unspunnen
La pierre d'Unspunnen est dérobée par les indépendantistes du Bélier au musée touristique d'Unterseen, dans l'Oberland bernois. D'un poids de 83,5 kilos, cette pierre est un symbole de la Suisse primitive. Elle sera rendue le 12 août 2001 lors du Marché-Concours de Saignelégier. Ce vol est l'un des nombreux actes de "résistance" mené par les indépendantistes jurassiens.
7 janvier 1993 : Une deuxième victime
Christophe Bader, un jeune militant de Saint-Brais, se tue en posant une charge explosive artisanale à Berne.
31 mars 1993 : La Question jurassienne relancée
Suivant plusieurs interventions demandant que les liens entre le Jura et Berne soient réexaminés, un rapport de la Commission consultative du Conseil fédéral et des cantons de Berne et du Jura, dite Commission Widmer (du nom de son président Sigmund Widmer) est publié. Salué du côté jurassien, mais vivement critiqué par les milieux bernois, ce texte fait appel au dialogue et définit les grandes lignes d'une procédure en vue de la réunification.
25 mars 1994 : L’Assemblée interjurassienne
Un accord tripartite entre Berne, le Jura et la Confédération est signé pour créer l’Assemblée interjurassienne. Celle-ci vise à restaurer le dialogue entre les Jurassiens des deux côtés de la frontière et de renforcer leur collaboration. Son siège est à Moutier, ses 24 représentants proviennent à part égale des deux entités et le président est nommé par le Conseil fédéral.
1er juillet 1996: Vellerat rejoint le Jura
La commune de Vellerat, qui avait voté oui en 1975, est rattachée au Jura. Le fait que le petit village devienne la 83e commune du canton avait été clairement approuvé par le peuple suisse le 10 mars 1996. Vellerat n'avait pu rejoindre le nouveau canton pour des raisons à la fois formelles et politiques et avait proclamé son indépendance en 1982.
12 février 1999 : Quel avenir?
L’Assemblée interjurassienne rouvre le dossier jurassien, posant les diverses possibilités envisagées: autonomie du Jura bernois dans le canton de Berne, canton à six districts ou participation des deux Jura à un plus vaste canton de l’Arc jurassien. L’idée est d’instaurer un dialogue progressif, sans rien précipiter.
7 septembre 2005 : Une étude sur l’avenir du Jura
Les gouvernements jurassien et bernois donnent à l’Assemblée interjurassienne le mandat de mener une étude sur l’avenir institutionnel de la région interjurassienne, sous le regard du Conseil fédéral. Y figure notamment l’étude d’une nouvelle entité à six districts et le statut particulier du Jura bernois.
4 mai 2009 : Une déclaration d’intention
L’Assemblée interjurassienne rend son rapport final sur l’avenir du Jura à la Confédération et aux cantons de Berne et du Jura, avec une déclaration d’intention et une proposition de votation sur la question. Certains déplorent son manque d’ambition, le gouvernement jurassien le considère comme une base solide. Son homologue bernois se dit favorable au statu quo.
24 novembre 2013 : Un nouveau vote
Les habitants du Jura et du Jura bernois sont appelés aux urnes pour évoquer l’avenir de la région jurassienne. Ils ne doivent pas directement dire oui ou non à un nouveau canton à six districts, mais à la création d'une assemblée constituante chargée d'en élaborer les contours. Seul un double oui permettrait de poursuivre le processus, mais certaines communes pourraient aussi décider ultérieurement de changer seules de canton si elles le désirent. Au final, le canton du Jura dit oui à 64,2%, le Jura bernois non à 71,85%. Mais la commune bernoise de Moutier dit oui à 55%. L’idée du Grand Jura est donc abandonnée, mais les discussions autour de Moutier redémarrent.
18 juin 2017 : Moutier choisit le Jura
Lors d’un nouveau vote sous tension, les habitants de Moutier choisissent du bout des lèvres de rejoindre le canton du Jura. Après recomptage, le oui l’emporte à 51,7%, soit par 137 voix d’avance (2067 oui, contre 1930 non). C’est la liesse dans la ville où des milliers de Jurassiens déferlent avec le drapeau de leur canton en mains. Le résultat est validé par les observateurs de l’Office fédéral de la justice dépêchés sur place.
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17 septembre 2017 : Belprahon et Sorvilier choisissent Berne
Après Moutier, ce sont les citoyens des villages de Sorvilier et Belprahon qui déterminent leur avenir dans les urnes et tous les deux décident de rester bernois: Sorvilier par 121 voix contre 62 et Belprahon par 121 voix contre 114.
>> Lire aussi : Belprahon et Sorvilier (BE) refusent de rejoindre le canton du Jura
10 novembre 2017 : Dissolution de l’Assemblée interjurassienne
Les votes de Moutier, Belprahon et Sorvilier doivent mettre fin à la Question jurassienne et l’Assemblée jurassienne a ainsi terminé son travail. Elle est officiellement dissoute lors d’une cérémonie à Moutier par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga et les présidents des deux gouvernements, Nathalie Barthoulot pour le Jura et Bernhard Pulver pour Berne.
5 novembre 2018 : Le vote de Moutier invalidé
Après de longs mois d’attente, le scrutin du 18 juin 2017 est finalement invalidé par la préfète du Jura bernois Stéphanie Niederhauser, qui a accepté six des douze recours déposés après le scrutin. La préfecture relève des violations aux devoirs d'objectivité, de transparence et de proportionnalité commises par les autorités. Les autonomistes dénoncent un déni de justice, alors que le camp pro-bernois se réjouit de ce revirement.
28 mars 2021 : Moutier dit à nouveau oui au Jura
Les citoyennes et citoyens de Moutier se prononcent à nouveau sur leur appartenance cantonale, un scrutin très scruté de la part des deux camps et placé sous la surveillance d'observateurs fédéraux. Au final, le oui l'emporte par 2114 voix contre 1740, soit 54,9% des voix. Une nouvelle liesse populaire s'empare de la ville prévôtoise. Selon le calendrier établi par les deux cantons, la cité prévôtoise va rejoindre le canton du Jura le 1er janvier 2026.
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Frédéric Boillat