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Neuchâtel inaugure une plaque explicative à côté de la statue de David de Pury

La Ville de Neuchâtel assume et explique son passé colonial.
La Ville de Neuchâtel assume et explique son passé colonial: interview de Christiane Taubira / Forum / 10 min. / le 27 octobre 2022
La ville de Neuchâtel a inauguré jeudi une plaque explicative au pied de la statue de David de Pury, sur la place du même nom. Elle répond ainsi à diverses polémiques entourant la mémoire de l'homme d'affaires controversé, bienfaiteur de la ville ayant fait fortune grâce à l'esclavage.

Bien connue des Neuchâteloises et des Neuchâtelois, la Place Pury, au centre de la ville, porte ce nom en souvenir de David de Pury, bienfaiteur de la ville aujourd'hui controversé. Car s'il a pu faire fortune au 18e siècle dans le marché du diamant et du bois précieux, c'est grâce à la traite négrière.

Pour cette raison, une pétition avait été lancée en 2020 dans le cadre des mobilisations mondiales "Black Lives Matter" consécutives au meurtre de l'Afro-Américain George Floyd pour faire retirer cette statue. Un mois plus tard, elle avait aussi été vandalisée par un collectif militant.

>> Lire : La statue de David de Pury a été vandalisée durant la nuit à Neuchâtel

Sous pression, la Ville avait alors lancé un processus de réflexion sur son passé, notamment colonial, et sur le travail mémoriel. Avec une question: fallait-il, ou non, déboulonner cette statue et débaptiser cette place, comme cela avait été le cas de l'Espace Louis Agassiz, qui abrite la faculté de Lettres de l'Université de Neuchâtel et qui avait été débaptisé en 2018?

>> Lire : Neuchâtel débaptise l'Espace Louis Agassiz, scientifique controversé

"Société démocratique, plurielle et inclusive"

Une année plus tard, la Ville a tranché, annonçant la mise en place d'une plaque explicative. Une plaque qui a été inaugurée jeudi, aux côtés d'une oeuvre d'art signée du Genevois Mathias Pfund, qui doit "dialoguer" avec cette statue érigée en 1855.

>> Interview de Mathias Pfund dans La Matinale :

La musicienne Florence Chitacumbi et Julie Courcier Delafontaine, membre de la Commission de la culture, dévoilent la plaque explicative. [Keystone - Jean-Christophe Bott]Keystone - Jean-Christophe Bott
Plaque explicative pour la statue de David de Pury à Neuchâtel: interview de l'artiste Mathias Pfund / La Matinale / 1 min. / le 28 octobre 2022

"Une collectivité publique a le devoir de documenter son passé, y compris ses zones d’ombre. Sans cela, il n’est pas de société démocratique, plurielle et inclusive", a déclaré Thomas Facchinetti, conseiller communal en charge de la cohésion sociale, devant un parterre d'invités.

La plaque explicative a "pour but de situer brièvement la vie de ce négociant du 18e siècle et l'érection posthume de la statue. Il s’agit aussi d’un hommage aux personnes privées de liberté, exploitées et déshumanisées dans le cadre du commerce triangulaire", a expliqué le conseiller communal. Douze traductions du texte ont été réalisées et sont accessibles par QR-code.

>> Interview de Thomas Facchinetti dans la Matinale :

Thomas Facchinetti, conseiller communal de Neuchâtel. [RTS]RTS
Statue de David de Pury: interview du conseiller municipal Thomas Facchinetti / La Matinale / 1 min. / le 28 octobre 2022

Invitée jeudi soir dans Forum, l'ancienne ministre française de la Justice et militante de longue date pour la mémoire coloniale Christiane Taubira salue également la démarche: "C'est incontestablement un acquis quand le sujet arrive dans le débat public, parce qu'il s'agit de l'espace public, donc un espace commun" (lire aussi l'encadré).

"Note de bas de page" artistique

L'oeuvre d'art de Mathias Pfund représente un David de Pury renversé. [Keystone - Jean-Christophe Bott]
L'oeuvre d'art de Mathias Pfund représente un David de Pury renversé. [Keystone - Jean-Christophe Bott]

Quant à l'oeuvre de Mathias Pfund, il s'agit d'une petite statue de bronze de 35 cm, plongée dans un socle en béton blanc de 110 cm. Intitulée "Great in the concrete", elle représente David de Pury à l'envers, la tête enfoncée dans son socle. Elle fait écho à un incident de 1906 à San Francisco, lorsqu'un tremblement de terre avait renversé une statue de... Louis Agassiz, glaciologue neuchâtelois aux théories scientifiques pétries de racisme.

"L'œuvre superpose ainsi le souvenir de deux personnalités neuchâteloises problématiques", indique son auteur dans un texte très référencé à lire sur le site de la Ville et accessible par QR-code depuis la place Pury.

L'intention n'est pas de "forcer un rapprochement historique" entre ces deux figures, mais de questionner conjointement "leurs représentations sculptées", indique-t-il, précisant que la statuette se veut "fonctionner métaphoriquement comme une note de bas de page relative à la statue de David de Pury", dont le texte constitue le contenu.

Démarche globale et constructive

D'autres œuvres d'art sélectionnées par un jury artistique pourraient à leur tour être installées devant la statue, et d'autres actions de sensibilisation et de vulgarisation historique ont été lancées ou sont déjà visibles.

Un parcours pédagogique et interactif devrait voir le jour l'an prochain, pour mieux connaître la participation de Neuchâtel dans l'entreprise coloniale. Enfin, la Ville souhaite également attribuer davantage de noms de places et rues à des femmes.

Sujet radio: Deborah Sohlbank

Texte web: Pierrik Jordan avec ats

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Christiane Taubira: "Il ne faut pas rêver de sérénité dans ces débats"

Interrogée dans Forum sur la virulence des mouvements militants et critiques qui réclament le déboulonnage de statues, l'ancienne ministre française Christiane Taubira explique qu'il est encore trop tôt pour que ces débats se tiennent systématiquement dans le calme. "Ce ne sont pas des sujets sur lesquels il faut viser la sérénité. Nous sommes assez aguerris en termes de luttes pour savoir qu'il y a des sujets qui, pendant peut-être une génération encore, vont susciter des crispations. Mais ça ne doit pas être un obstacle rédhibitoire", affirme-t-elle.

"Il y a des personnes qui sont inconditionnellement pour le déboulonnage. C'est leur choix militant. Mais il y a aussi des personnes qui s'interrogent sur le déboulonnage, et on ne peut pas faire l'économie du débat. Il y a des statues qui n'ont aucune place dans l'espace public, mais plutôt dans des musées, avec un cadre pédagogique. Il faut qu'on accepte de l'entendre. Et il y en a d'autres qui révèlent des personnages ambigus."

Des polémiques qui ont le mérite de faire ressurgir l'histoire

Elle rappelle que le monde entier a été configuré par quatre siècles de traite négrière. Et même si l'esclavage existait bien avant, ces siècles-là "ont accompagné et nourri un capitalisme européen naissant [...] de sorte que pour comprendre le monde d'aujourd'hui, nous sommes obligés de nous référer à cette histoire", souligne-t-elle.

Et les polémiques autour des statues ou des noms de rues ont ainsi le mérite de faire ressurgir cette histoire. "L'intérêt, c'est aussi de nous interroger sur la consistance de nos valeurs, des valeurs de vérité, de dignité, de justice. Des valeurs qui fondent aujourd'hui nos démocraties", rappelle Christiane Taubira. Elle rappelle enfin que, déjà à l'époque, il y avait des mouvements et des personnalités abolitionnistes, y compris en Suisse. "On doit une fidélité à ces personnes-là aussi", qui ont été les premières à être effacées de l'Histoire. Les premières victimes de la cancel culture.

"La cancel culture, c'est d'abord la culture officielle qui a installé des manques dans notre espace commun. Et ces manques doivent être réparés", argue-t-elle, citant comme exemple la réhabilitation récente du commandant de police Paul Grüninger, qui avait aidé des juifs à traverser la frontière pendant la Shoah.

>> Lire à ce sujet : Paul Grüninger, traître à la patrie puis héros

Le contenu de la plaque explicative

David de Pury
Neuchâtel 1709 - Lisbonne 1786

"Cette statue a été érigée en 1855, à la suite d’une souscription lancée par des notables, en l’honneur de David de Pury, qui avait légué la majeure partie de sa fortune à sa ville natale. Cet héritage permit à Neuchâtel de connaître un essor urbain sans précédent, mais l’origine de cet argent fait débat.

Négociant et financier international basé à Lisbonne, David de Pury était actif dans le commerce de diamants et de bois précieux du Brésil, exploités par le travail de femmes, d’hommes et d’enfants réduits à l’esclavage. En outre, il possédait des actions d’une société active dans la traite négrière.

Désireuse de faire la lumière sur cette période de son histoire, la Ville de Neuchâtel soutient la diffusion de la recherche historique et le travail de réflexion mémorielle dans l’espace public.

La Ville de Neuchâtel tient à rendre hommage à toutes les personnes privées de liberté, exploitées et déshumanisées dans le cadre du commerce triangulaire et de la colonisation ainsi qu’aux personnes victimes aujourd’hui encore de racisme. Elle affirme l’égale dignité humaine, la valeur essentielle d‘une société sans discrimination, plurielle et inclusive."