"Le prêtre m'a mis la main dans ma culotte. J'étais pétrifiée". "La petite fille que j'étais a senti quelque chose de dur sous la soutane du prêtre". "Ce chanoine, on le surnommait le frotteur". Ces témoignages racontent des histoires différentes, mais ces victimes dénoncent toutes des prêtres de St-Maurice. L'émission Mise au point a enquêté pendant des semaines sur l'Abbaye. Cette institution est un des lieux les plus prestigieux du monde catholique par son histoire et sa réputation.
Au total, l'enquête de Mise au point a permis d'identifier 9 prêtres, tous liés à des accusations d'abus sexuels ou de pédo-criminalité. Parmi eux, certains sont toujours en poste, d'autres sont décédés. La majorité des affaires ont eu lieu entre 1995 et 2005. Ces affaires concernent le lycée-collège, l'ancien internat fermé en 2021 et les paroisses où travaillaient les chanoines de l'Abbaye.
La parole des victimes
Mélanie Bonnard est la victime d'un de ces chanoines. Cette jeune femme a été abusée sexuellement à l'âge de 12 ans. L'agression s'est déroulée dans la maison familiale lors d'une visite du prêtre. L'homme d'Église l'a prise sur ses genoux, une main sur sa poitrine, puis sous sa culotte. "Il a mis ses doigts, il m'a pénétrée (…) mais j'ai réussi à me débattre, je savais que ce n'était pas bien. Je suis allée déposer plainte à la police avec ma maman. On m'a filmée lors de la déposition, on m'a posé beaucoup de questions. C'était très difficile et intimidant".
Le psychiatre mandaté par la justice est formel: les propos de Mélanie ne sont pas le fruit de son imagination. Son témoignage est jugé crédible. Malgré cela, la justice classe l'affaire en 2005. Le prêtre a toujours nié les accusations. Face aux policiers, le prêtre assure n'avoir jamais eu de geste à connotation sexuelle envers la jeune fille. "C'était ma parole contre celle du prêtre. Je n'avais aucune chance" estime Mélanie. Contacté, le prêtre n'a pas souhaité répondre à nos questions. L'affaire s'est soldée par un non-lieu.
Qui auriez-vous cru: moi ou les prêtres?
L'émission Mise au point a également reçu des témoignages de proche de victimes. Des gens qui n'ont jamais osé déposer plainte. "Mon frère a été abusé alors qu'il n'était encore qu'un enfant. Il était à l'internat de St-Maurice. Les abus sexuels avaient lieu le plus souvent dans la sacristie avant la messe du matin que les internes devaient servir à tour de rôle. Mon frère a été violé par deux chanoines, parfois seul, parfois les deux ensemble".
Ce témoignage, c'est celui de Luc*, un Valaisan qui a grandi dans un petit village proche de Martigny. Il a fallu des années pour que son frère en parle à ses proches: "Ce n'est qu'à l'âge de 50 ans, lors d'un repas de famille, que mon frère s'est confié. (…) Quand mon père et ma mère lui ont demandé pourquoi il n'avait rien dit, sa réponse a été horrible: 'qui auriez-vous cru: moi ou les prêtres?'" Luc veut rester anonyme. Il souhaite protéger son frère qui n'a jamais rendu publics les abus subis.
La justice discrète
Dans l'affaire de Mélanie Bonnard, la victime a osé déposer plainte, mais cela n'a rien changé. Le prêtre a bénéficié d'un non-lieu. Le rapport de police, que nous avons pu consulter, révèle que l'enquête a été sommaire et que le juge d'instruction de l'époque a ordonné aux policiers de limiter leurs recherches, empêchant peut-être de trouver d'autres indices ou d'autres victimes.
On peut lire: "Par mesure de discrétion et selon vos ordres, aucune enquête n'a été effectuée dans les milieux fréquentés par le prêtre, notamment dans les écoles où ce dernier enseigne depuis de nombreuses années". Une manière de faire qui semble avoir satisfait le prêtre. Dans une lettre envoyée au juge, le chanoine le complimente pour son travail: "Je vous remercie, car je crois que le tort d'une telle affaire mise au jour, ici dans une paroisse (…), serait grand. Quelle maman apportant son enfant à l'école, quelle famille me confiant un jeune pour un camp, etc. aurait un regard non troublé désormais".
Dans plusieurs autres affaires à St-Maurice, la justice a été très discrète. En 1994, un prêtre est arrêté par la police valaisanne après avoir commandé des vidéos pédopornographiques. Il s'en tire avec un simple avertissement du juge d’instruction. Le chanoine peut continuer à enseigner au collège de St-Maurice.
Une occasion manquée, car en 1997 il est arrêté pour une nouvelle affaire. Il a abusé sexuellement de deux enfants de 11 et 12 ans à l'étranger. Cette fois-ci, le scandale s'ébruite et fait les gros titres des journaux régionaux. Durant son procès, le chanoine avoue avoir eu des relations intimes avec de nombreux enfants, et ceci pendant des années. Au collège de St-Maurice, deux victimes présumées sont auditionnées par la police, mais cette partie de l'enquête n'aboutit pas. Finalement, le prêtre est condamné à quinze mois de prison avec sursis et retourne à l'état laïc.
Quelques années plus tard, c'est à nouveau une occasion manquée pour la justice et St-Maurice. Un autre chanoine est arrêté à deux reprises, une première fois en 1999, puis en 2004. Ce n'est que lorsque la seconde affaire de pédocriminalité éclate que l'Abbaye réagit. Le chanoine doit quitter sa paroisse et stopper toute activité avec les jeunes fidèles.
Des victimes pas soutenues
Presque tous les chanoines identifiés par Mise au point ont été signalés à la direction de St-Maurice par des victimes ou par la police. Dans le cas de Mélanie Bonnard, elle a informé l'Eglise une seconde fois à l'âge adulte. En 2018, l'abbé Jean Scarcella la reçoit et l'écoute. Le responsable de l'Abbaye de St-Maurice promet alors de transmettre son témoignage au Vatican. "Depuis 2018, j'ai pris plusieurs fois contact avec l'abbé. Il affirmait que le Vatican avait été averti, qu'il fallait attendre une réponse, être patient".
Finalement, Mélanie Bonnard perd patience et écrit elle-même au Saint-Siège. Elle reçoit une lettre de Rome dans les semaines qui suivent. Une invitation à une audience générale. "Le Vatican n'avait pas reçu mon dossier. J'ai pu aller à Rome déposer mon témoignage et les documents de justice. Cela m'a soulagée. Pour une fois, j'avais l'impression d'être crue, d'être écoutée". Contacté, l'abbé Jean Scarcella n'a pas souhaité commenter ces informations. Il n'a ni confirmé, ni infirmé les propos de Mélanie.
La victime présumée souffre beaucoup, car elle a l'impression d'avoir été une seconde fois maltraitée par l'Église, car sa dénonciation n'a pas été prise au sérieux
Parmi les victimes de St-Maurice, il y a également Dominique Mure. Ce Jurassien de 66 ans est un homme à la vie cabossée. Il a perdu pied depuis une faillite et des difficultés avec son entourage. Enfant, il a vécu une histoire de famille complexe. "J'allais souvent chez ma grand-mère pour fuir la maison. Il y avait souvent le prêtre Louis*, j'avais confiance en lui, c'était le bon Dieu sur Terre pour moi et ma famille".
Dominique explique avoir été abusé à plusieurs reprises par le chanoine. Le prêtre, un cousin de la famille, venait régulièrement dans le Jura. Dans les années 1970, il représente l'Abbaye de Saint-Maurice au sein du conseil d'administration du Collège Saint-Charles de Porrentruy. Le Ministère public valaisan a été informé du dossier, mais l'affaire est prescrite sur le plan pénal et le chanoine est décédé.
Dominique a toutefois commencé les démarches auprès de l'Église avec un signalement officiel pour faire reconnaître les abus. Il a également demandé de l'aide à St-Maurice. Il souhaite accéder aux archives car il espère y trouver des informations sur d'autres victimes du même prêtre. Début novembre, il s'est rendu à St-Maurice pour consulter les archives. Un membre de l'Abbaye l'a reçu poliment. Dominique a obtenu des informations générales et quelques documents des archives. Il n'a toutefois pas pu consulter lui-même les archives, ni trouver d'autres victimes.
Le responsable de l'Abbaye accusé d'abus sexuels
En septembre dernier, c'est l'abbé lui-même qui annonce faire l'objet d'accusations d'abus sexuels. Jean Scarcella se retire de la direction de l'Abbaye.
>> Lire : Soupçons d'abus sexuels: le père-abbé de Saint-Maurice visé par une enquête préliminaire
Derrière ces accusations, c'est un prêtre, Nicolas Betticher, ancien vicaire général du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, qui a dénoncé l'abbé. Mise au point a pu obtenir une copie de cette lettre. Il est écrit: "Une victime présumée, un adolescent lors des faits, affirme avoir été agressé sexuellement par Jean Scarcella, l'actuel abbé de St-Maurice. (..) La victime présumée souffre beaucoup, car elle a l'impression d'avoir été une seconde fois maltraitée par l'Eglise, car sa dénonciation n'a pas été prise au sérieux."
Selon plusieurs sources bien placées au sein de l'Eglise catholique, l'agression s'est déroulée lors d'un cours de piano. La victime présumée a rédigé également sa propre lettre de dénonciation. Ce courrier a été envoyé au Vatican et une copie est entre les mains de la Conférence des évêques suisses, chargée d'une enquête préliminaire.
Jean Scarcella n'a pas souhaité donner davantage de précision. Il explique: "Comme vous le savez en ce moment se déroule une enquête canonique à mon sujet. Dans ces circonstances et pour le bien de l'enquête je ne peux pas m'exprimer ni publiquement, ni privativement. C'est pourquoi je ne vais pas pouvoir donner suite à votre demande."
Une accusation en cache une autre
Depuis le retrait de l'abbé, St-Maurice est dirigée par Roland Jaquenoud. La tâche du nouveau chef de l'Abbaye est difficile, il doit ramener la confiance après les accusations contre l'abbé. Sur le site internet de l'Abbaye, le prieur Jaquenoud s'adresse aux fidèles pour les rassurer: "Je ressens une immense stupeur devant l'ampleur des abus (…) Nous devons faire tout ce qui est humainement possible pour empêcher à l'avenir ces abus et leur dissimulation, cause principale de leur répétition."
L'enquête de Mise au point révèle pourtant qu'il est lui aussi au cœur d'une affaire d'abus sexuels. L'affaire remonte à 2003. A cette époque, le chanoine Jaquenoud aurait profité de la faiblesse d'un novice, en qualité de supérieur direct, pour obtenir de lui un rapport sexuel non consenti. Les novices sont des jeunes hommes, souvent à peine majeur, qui souhaitent devenir chanoine. Mise au Point a pu contacter par téléphone la victime de Roland Jaquenoud. Elle souhaite rester anonyme et ne pas s'exprimer, mais confirme les accusations sans donner de détails.
Dans un premier temps, l'Abbaye cherche à étouffer l'affaire, mais un des novices avertit le Vatican. Une lettre de dénonciation est envoyée au Saint-Siège. Un émissaire du Vatican se voit confier la mission d'enquêter sur les abus sexuels à l'intérieur de l'Abbaye. Marc*, un ancien religieux de St-Maurice, se souvient: "Le Vatican a envoyé le père-abbé bénédictin de Solesmes pour enquêter. Durant son séjour, il a mené des interrogatoires. J'ai été moi-même auditionné durant environ une heure. Ses questions ont tourné essentiellement autour de Roland Jaquenoud et de ses relations intimes avec les novices". Là encore, tout est gardé secret. On parle alors d'une visite de courtoisie et aucune information ne sort des murs de l'Abbaye.
L'Église règle toujours en interne, en toute discrétion, ses problèmes. Cela favorise les abus et les crimes sexuels.
Daniel*, un ex-chanoine de St-Maurice, explique: "Le Saint-Siège a fait pression sur l'Abbaye pour régler l'affaire et écarter Roland Jaquenoud. La direction de l'époque a décidé de le déplacer à l'étranger. Un moyen pour préserver l'image de l'Église." L'ancien religieux précise que l'affaire était prise au sérieux par les plus hautes instances du Vatican. Selon Daniel, le pape, lui-même, aurait vérifié que Roland Jaquenoud avait bien quitté son poste. "Lors de la visite du pape en Suisse en 2004, Jean-Paul II a demandé, par personne interposée, si l'affaire Jaquenoud avait été réglée". Cette vérification du pape aurait eu lieu lors d'un repas en présence de plusieurs représentants de l'église catholique suisse.
Dans les Echos de Saint-Maurice, on découvre au détour d'un article le sort réservé à la victime et aux témoins: "Un départ nous attriste beaucoup: celui de 3 novices et un diacre qui tour à tour quittent l'Abbaye (..) Nous prions pour que chacun d'eux, après un trajet de vie bousculé, trouve la voie dans laquelle le Seigneur l'appelle".
De son côté, Roland Jaquenoud quitte la Suisse pour rejoindre le Kazakhstan. Il reste rattaché à St-Maurice comme chanoine, mais il est envoyé en mission pendant de longues années dans ce pays d'ex-Union Soviétique. Il prêche dans des petites villes isolées comme Lissakovsk (36'000 habitants) puis en 2009, il est nommé curé de la cathédrale d'Astana, capitale du Kazakhstan.
Marie-Jo Abey, vice-présidente du Groupe SAPEC, une association de victimes, déplore cette méthode de dissimulation "On parle ici d'affaires récentes, dissimulées jusqu'à aujourd'hui. Cela montre bien que l'Église n'a pas changé. Elle règle toujours en interne, en toute discrétion, ses problèmes. Cela favorise les abus et les crimes sexuels."
Roland Jaquenoud n'a pas souhaité commenter nos informations. Il est toutefois important de préciser qu'aucune plainte pénale n'a été déposée en Valais. Officiellement, son déplacement au Kazakhstan n'est pas lié à une affaire d'abus sexuels. Dans le journal de l'Abbaye de 2004, il est écrit: "Roland Jaquenoud a été appelé par l'évêque de l'Église locale pour donner des cours de formation théologique à des laïcs catéchistes et à des séminaristes. Il accomplit dans cette ancienne province de l'URSS un beau ministère, dans la langue russe qu'il maîtrise bien."
Le pardon
En 2015, Roland Jaquenoud quitte le Kazakhstan et rentre en Valais. Malgré ces antécédents, il prend le poste prestigieux de prieur et numéro deux de St-Maurice. En Suisse, comme au Vatican, le passé de Roland Jaquenoud est connu. Nombre de personnes contactées par Mise au Point au sein du milieu catholique suisse connaissent toute ou partie de l'histoire. Ceci ne l'empêche pas, en septembre 2023, d'être choisi pour remplacer l'abbé Scarcella. Il devient le responsable d'une des institutions catholiques les plus prestigieuses de Suisse. La Conférence des évêques suisses n'a pas souhaité commenter cette information.
À St-Maurice, l'Abbaye a pris connaissance des éléments de l'enquête de Mise au point. Mais elle n'a pas souhaité nous accorder d'interview. Par courrier, le représentant de l'Abbaye a transmis ce message: "Tous les cas portés à notre connaissance ont été traités selon les règles. Il n'y a qu'un seul dossier en cours chez nous, celui de Monseigneur Jean Scarcella qui fait l'objet actuellement d'une enquête préliminaire à propos de laquelle nous ne pouvons évidemment faire aucun commentaire."
Du côté des associations de victimes, les réactions sont vives. Marie-Jo Abey, vice-présidente du Groupe SAPEC, fustige cette situation "Pour remplacer l'abbé Scarcella, accusé d'abus sexuels, l'Abbaye de St-Maurice choisit une personne également accusée d'abus. C'est impensable. Les bras m'en tombent. Cela montre que l'Eglise a encore un très long chemin pour enfin lutter contre les abus, pour enfin se faire pardonner."
François Ruchti
Francois.ruchti@rts.ch
*noms connus de la rédaction
L’Abbaye de St-Maurice
L’Abbaye de St-Maurice est une abbaye territoriale située dans le canton du Valais. C’est une des institutions les plus prestigieuses du monde catholique par son histoire. Elle a été fondée en 515. C’est le plus ancien établissement monastique d'Occident chrétien toujours en activité.
L’Abbaye de St-Maurice dépend directement du Saint Siège, une spécificité quasi unique. Ce n’est donc pas l’évêque de Sion qui supervise l’Abbaye, mais directement le Vatican. Actuellement, les chanoines sont moins d’une trentaine. Ils sont actifs dans différentes paroisses, ainsi que dans une mission au Congo. Le collège de St-Maurice est toujours dirigé par un chanoine, mais l’internat a été fermé en 2021.
Notre enquête, la méthode
L’enquête de Mise au Point a commencé en septembre après le rapport de l’Université de Zurich sur les abus sexuels au sein de l’église. Plus de 1000 victimes ont été identifiées dans toute la Suisse.
En plus des nombreux témoignages de victimes, l’enquête se base sur des dossiers de justice et des archives de l’Église. Des informations viennent également de témoins directs ou indirects des différentes affaires. De nombreux anciens religieux de St-Maurice ont également été sources d’information de manière anonyme. Mise au Point a pu également compter sur l’assistance de personnes de confiance au sein de l’Abbaye pour valider et confirmer certaines accusations. Ce travail de vérification a permis d’établir la liste de 9 prêtres identifiés dans le reportage.
Le nom de la plupart des chanoines n’a pas été donné pour des raisons légales. En Suisse, la base juridique pour la publication des noms dans la presse repose principalement sur la présomption d'innocence et les principes généraux du droit à la vie privée. Toutefois, l’intérêt public et le devoir d’information imposent aux journalistes de divulguer les noms de personnes importantes et connues au préalable. C’est le cas pour la direction de St-Maurice, l’abbé Jean Scarcella et le responsable par intérim Roland Jaquenoud. Ces deux personnes sont bien connues en Valais. Ils dirigent ou ont dirigé l’une des abbayes les plus prestigieuses du monde catholique.