Début mai, un chanoine de Saint-Maurice organise une grève de la faim depuis la chapelle Notre-Dame du Scex. L’homme d’Eglise a mis sur la table une feuille avec les contacts de journalistes: noms, médias et numéros de téléphone. Il contacte tous les grands journaux romands. Il enchaîne les interviews et les photos pour affirmer son innocence. Le chanoine se présente comme un homme détruit. Il veut retrouver "sa dignité de prêtre".
Une enquête journalistique "démoniaque"
Le chanoine a été mis à pied par l’Eglise après une enquête de Mise au Point de novembre 2023 sur les abus sexuels au sein de l’Abbaye. Une jeune femme, Mélanie, accusait le chanoine d’attouchements sexuels alors qu’elle était enfant. Pour rappel, cette affaire a déjà été jugée. Mélanie a déposé plainte à l’âge de 12 ans. Le chanoine a bénéficié d’un non-lieu en 2005, un acquittement, puis deux décisions de non-réouverture de l’enquête judiciaire.
La grève de la faim du prêtre s’accompagne d’une "lettre de route" envoyée à certains paroissiens. Il remet en cause la parole de Mélanie et dénonce une enquête journalistique "démoniaque".
Cinq jours après le début de la grève de la faim, l’Eglise accepte de réhabiliter le chanoine. Ce dernier retrouve sa charge de curé. La réhabilitation du prêtre est décidée sans attendre la fin de l’enquête externe commandée par l’Abbaye (lire encadré), ni la fin de l’enquête de police. Cette décision a été prise par l’Abbaye de Saint-Maurice, une institution qui répond uniquement au Vatican. Le diocèse de Sion a aussi dû donner son accord, car le chanoine réhabilité a des missions hors du territoire abbatial.
Le vicaire général Pierre-Yves Maillard explique cette décision conjointe: "C’était une situation de fortes tensions pour le diocèse. L’Abbaye soutenait le chanoine et l’avait déjà réhabilité sur les terres abbatiales. Nous avons consenti, non pas après quelques jours, mais après de longs mois où l'évêque de Sion a posé des questions à l’Abbaye. (…) L’évêque s’est inscrit dans une démarche d’apaisement, face à d’importantes pressions. Nous avons reçu des pétitions et des lettres anonymes de paroissiens pour réhabiliter le chanoine et il y a eu également l'épisode de la grève de la faim."
La communauté divisée
Parmi les fidèles de l’Abbaye, la communauté est divisée. Certains appuient le chanoine avec des courriers de soutien transmis au diocèse, d’autres sont au contraire très critiques. Plusieurs jeunes femmes se plaignent de gestes et de propos inadéquats que le chanoine aurait eus sur elles adolescentes. Elles ont transmis ces signalements à l’enquête externe mandatée par Saint-Maurice.
Il était très intrusif et nous disait des phrases du type 'Quel joli pull, tes seins ressemblent à des collines'
Parmi ces témoignages, il y a celui de Marie*: "Ma maman m’a retirée du service de la messe, car le chanoine me faisait des remarques à caractère sexuel alors que j’avais à peine 12-13 ans". Marie se rappelle des paroles du chanoine lors d’un camp pour jeunes filles dans les années 2000 : "Il était très intrusif et nous disait des phrases du type 'Quel joli pull, tes seins ressemblent à des collines'". Une seconde pré-adolescente, présente durant le camp, confirme le témoignage de Marie.
A chaque fois, j’étais seule dans la classe avec lui. J’étais assise, il se mettait devant moi, tournait sa chaise et se penchait sur moi. Il me touchait la cuisse, il restait toujours collé à moi, ses jambes écartées, son visage à quelques centimètres du mien. Je sentais sa respiration sur moi (...)
Dans une autre situation, c’est la maman de Justine* qui a exigé que sa fille soit retirée des cours de religion donnés par le chanoine réhabilité. A l’époque des faits, Justine avait 14 ans. Sa maman avait également pris peur du comportement du chanoine envers sa fille. Des années ont passé, mais Justine se souvient bien.
"Il me mettait systématiquement des punitions sans justification. Ainsi, je devais rester seule avec lui après les cours durant 20 à 30 minutes. A chaque fois, j’étais seule dans la classe avec lui. J’étais assise, il se mettait devant moi, tournait sa chaise et se penchait sur moi. Il me touchait la cuisse, il restait toujours collé à moi, ses jambes écartées, son visage à quelques centimètres du mien. Je sentais sa respiration sur moi. Ce comportement n’était pas bienveillant, c’était totalement déplacé."
A l’époque, les parents des jeunes filles n’ont pas dénoncé le chanoine: "C’était le curé, une personne importante, respectée."
De nouveaux signalements annoncés à la police
Du côté de la police, des nouveaux signalements contre le chanoine ont également été annoncés. La procureure Beatrice Pilloud confirme l’existence d’au moins une nouvelle audition qui vise le chanoine. Elle ne commente toutefois pas le caractère pénal, ni les implications en termes de procédure. L’enquête est toujours en cours.
"De façon générale, je peux vous confirmer que beaucoup de personnes ont été entendues et qu’une instruction est ouverte contre inconnu, dossier dans lequel toutes ces auditions figurent. Les personnes entendues ont relaté des faits de gravités différentes et contre des personnes différentes."
Il n'y a actuellement aucune condamnation prononcée contre le chanoine. Selon nos recherches, les éléments qui le visent sont prescrits.
Contacté, le chanoine réhabilité conteste ces accusations: "Je réfute toute implication dans les faits que vous rapportez et dont j'ignore l'origine et les liens avec ma personne."
De son côté, l’Abbaye de Saint-Maurice n’a pas souhaité répondre pour l’instant. L’administrateur apostolique Jean-Michel Girard souhaite attendre un retour de la justice et de l’enquête externe avant de prendre position.
"Pastoralement inadéquat"
Au diocèse de Sion, ces signalements étaient redoutés par le vicaire général Pierre-Yves Maillard: "Ces gestes et ces propos sont absolument inadéquats, c'est pastoralement inadéquat. (…) Nous ne connaissions pas ces signalements lors de la décision de réhabilitation. Nous avions demandé à l’Abbaye d’attendre la fin de l’enquête de police, la fin de l’enquête externe menée par les chercheurs de l’université pour prendre une telle décision. Le diocèse a posé ces questions et aurait souhaité des réponses avant un retour".
Près de huit mois après les révélations des abus sexuels à Saint-Maurice, l’Abbaye reste dans une situation difficile. L’institution millénaire fait face à des choix délicats, entre la parole des victimes et celles des chanoines. L’institution veut retrouver la lumière, trop lentement pour certains paroissiens, trop vite pour d’autres. Il faudra patienter jusqu’en 2025 pour les résultats de l’enquête externe mandatée par l’Abbaye. Des résultats que les victimes espèrent être publics et transparents.
*Noms connus de la rédaction
François Ruchti
Les résultats de l'enquête externe attendus en 2025
A la suite des révélations de Mise au Point sur les abus sexuels au sein de l’Abbaye de Saint-Maurice, l’institution a annoncé le lancement d’une enquête externe. Elle a été confiée au procureur neuchâtelois Pierre Aubert et à une équipe de chercheurs et chercheuses de l’Université de Fribourg.
Cette enquête externe va se baser sur les archives de l’Abbaye et sur les témoignages de personnes abusées. Une démarche difficile, car de nombreux documents potentiellement compromettants ont été détruits. La destruction d’archives "tabula rasa" est attestée par des écrits et des sources internes à l’institution.
Du côté des associations de victimes comme la SAPEC, on salue tout de même la démarche. L’enquête mandatée par l’Abbaye est considérée comme un pas important pour faire la lumière sur les abus sexuels dans l’Eglise. Certaines victimes ont toutefois des réserves sur les moyens à disposition.
En Suisse alémanique, l’Abbaye de Einsiedeln avait fait une démarche similaire dix ans plus tôt. Un audit de 2011 a établi que quinze moines avaient commis des abus sexuels, principalement dans les années 1960 et 1970.
L’audit d’Einsiedeln a investi beaucoup de temps et d’énergie pour recueillir les témoignages de victimes. Un des éléments clefs pour obtenir cela a été l’envoi de courriers à tous les anciens élèves et paroissiens. Ce que l'enquête externe n'a pas fait à Saint-Maurice. Elle s’est limitée à un communiqué de presse début juin pour inviter les victimes à se manifester. Une adresse électronique est à disposition: enquete-st-maurice@unifr.ch.
Selon les chercheurs de l’Université de Fribourg, une dizaine de victimes et de témoins ont déjà pris contact avec les enquêteurs. Les investigations vont encore durer plusieurs mois. Les résultats sont attendus pour 2025.